Le Platane et les Voyageurs Valéry Derbigny (1780 - 1862)

Deux philosophes voyageaient,
Esprits supérieurs ou voulant le paraître
(La vanité souvent suit le litre de maître);
Chemin faisant ils échangeaient
Trésors d'orgueil non moins que de science,
Et parlaient, pleins de confiance
En leur savoir de faux aloi,
De Dieu, de ses desseins sur l'homme, et de sa loi,
Et de philosophie et de sagesse antique,
Et des disputes du Portique,
Des biens, des maux, du doute et de la foi,
De tout enfin, comme c'est la pratique
De ceux qui se donnent l'emploi
De tout soumettre, à leur critique.

Leur traite s'avançait, mais l'air était brûlant ;
C'était le vent du sud qui soufflait sur la plaine ;
Et contraints d'aspirer sa desséchante haleine,
Sous le poids des rayons d'un soleil accablant,
Excédés de fatigue, ils marchaient d'un pas lent ;
Et dans un horizon tout surchargé d'orage,
Ils n'apercevaient point, pèlerins du désert,
D'abri pour se mettre à couvert.

Déjà même ils perdaient courage,
Lorsque dans un vallon à leurs yeux découvert
Un platane touffu leur offrit son ombrage.
Ils font halte à ses pieds, suspendent leurs propos
Et sous l'abri formé par son dôme superbe,
Nonchalamment couchés sur l'herbe,
Ils s'abandonnent au repos.

Puis l'air étant plus frais, leur esprit plus dispos,
Ils redonnent l'essor à leur savante escrime :

« Le platane est un bois dont on fait peu d'estime,
Disait l'un ; mon esprit se creuse à définir
Dans les desseins de Dieu quel rang il doit tenir.
Est-ce le haut, le bas, le milieu de l'échelle ?
L'arbre est d'un noble port, sa feuille est large et belle ;
Mais suffit-il qu'il plaise à nos regards !
Est-il, ou par son fruit, ou sa sève, ou sa gomme,
Une jouissance pour l'homme,
Une conquête pour les arts ?

« Dans la prévoyance féconde
De Celui qui créa ce monde,
Où tout se coordonne et s'enchaîne et se suit,
Où toute chose enfin d'une autre se déduit,
Chaque arbre a sa valeur du pied jusqu'à la tête ;
Tout planteur peul toujours calculer son produit.
Tel bois sert au vaisseau qui brave la tempête ;
Tel aulre vient en aide à la main qui construit.
Le chêne a sa grandeur, sa majesté, sa force ;
L'orme sa dureté, le liège son écorce,
Le sapin sa résine et le dattier son fruit.
Mais le platane est un arbre inutile,
Autant vaudrait cultiver le myrtille '.
Pour moi, si je plantais, je me garderais bien
De choisir des sujets qui ne sont bons à rien. »

Emu de l'entretien profane,
Et d'un juste courroux se sentant tout frémir :

« Et mon ombre ! dit le platane,
Mon ombre, où vous trouviez tant de charme à dormir,
La comptez-vous pour rien !... Insensés, sur vos tètes
Elle étend son bienfait ; vous le méconnaissez !
Allez : portez ailleurs les mépris que vous faites ;
El de peur qu'à l'instant ce Dieu que vous lassez
Par vos paroles indiscrètes
N'ait pour vous écraser ses foudres toutes prêtes,
Ingrats ! levez-vous et passez ! »

Livre II, Fable 10




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