Le Renard misanthrope Valéry Derbigny (1780 - 1862)

Un renard comme on n'en voit guère,
Bon parent, bon ami, bon voisin, point escroc ;
Un renard vraiment débonnaire,
Qui n'avait jamais mis de poules à son croc,
Songeant un jour aux crimes de la terre,
Résolut de prendre le froc.

Plein d'une aversion profonde
Pour le monde,
Il ne voyait d'autre moyen
De conserver son penchant vers le bien
Qu'en fuyant toute compagnie.

Fort de cette philosophie,
11 abandonne sans regrets
Ses biens, son terrier, sa patrie,
Fait ses adieux aux hôtes des Corel s
El va, nouvel anachorète,
Délaissant la société,
Choisir une obscure retraite
Dans les profonds ravins d'un site inhabile.

En ce séjour de paix et de sécurité
Dix ans s'étaient passés, et, durant cet espace,
Il n'avait d'animaux rencontré nulle trace.
A peine encor, parfois, pensait-il à sa race,
Et, content jusque-là de son obscurité,
Les regrets dans son cœur n'avaient point trouvé place.

Mais il devenait vieux, il était sans appui,
Et, soit qu'il sentît naître en lui
Le désir de revoir le lieu de sa naissance
(C'est un tribut qu'il faut lui payer tôt ou tard),
Soit qu'il prît en dégoût sa pénible existence,
Soit quelque autre motif, enfin notre renard
Tourna vers sa patrie un amoureux regard.
Peut-être croyait-il que pendant son absence
On avait établi le règne des vertus
Et corrigé tous les abus.
Séduit par cet espoir ou quelque autre semblable,
Il se dispose à quitter son séjour ;
Et, malgré l'âge qui l'accable,
Il part, et hâte son retour.
Il arrive ; mais, ô disgrâce !
Les choses, en effet, avaient changé de face ;
Mais tout le glace de terreur :
Partout des traces de carnage,
Partout l'empreinte du malheur.
Aux lares paternels il va pour rendre hommage,
Il ne retrouve plus son antique héritage.
Il voit que rien n'est demeuré
De l'ancien sol de la patrie
De fond en comble labouré ;
Le pays est partout en pleine barbarie ;
Le trône est renversé, le vieux culte est détruit.
Quel moyen d'échapper au sort qui le poursuit ?
Ce n'est p]us au lion qu'appartient la puissance,
Des tigres et des ours la farouche licence
A remis le pouvair aux mains des plus pervers ;
Il voit, mesurant son revers,
Ce qu'il peut redouter d'une tourbe en furie,
Et, plein de sa douleur, n'aspirant désormais
Qu'au seul bien de revoir sa retraite chérie,
Qu'il n'aurait dû quitter jamais,
Fuyons, dit notre cénobite,
Ne sachant plus où recourir ;
Fuyons cette terre maudite,
Ici, j'aurais trop à souffrir ;
Retournons au désert, et, puisqu'il faut mourir,
Que ce soit là mon dernier gîte.

Livre II, Fable 13




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