L'Abeille et le Monde Valéry Derbigny (1780 - 1862)

Un homme qui suivait le tourbillon du monde
Entrant un soir dans un salon,
Après qu'en s'inclinant il eut fait à la ronde
Deux ou trois tours sur le talon,
« Bon Dieu ! dit-il, la bruyante soirée !
Bien m'eût pris, je le vois, de ne pas y venir.
Mon oreille à ce bruit n'était point préparée.
Je venais pour causer, c'est à n'y point tenir ;
Non, ce n'est pas un monde qui raisonne,
C'est une ruche qui bourdonne.
Encor, pour échapper à ce bourdonnement,
Si j'avais eu l'esprit de garder ma voiture ! »

Une abeille, par aventure,
Se trouvait là pour le moment.
Dans les plis d'un rideau cette imprudente abeille
Se tenait coite, ayant l'oreille
A tout ce qu'on disait ; et la comparaison
Du monde et d'une ruche offensait sa raison.

« Je voudrais bien savoir, dit-elle,
D'où peut venir ce parallèle
Oui me parait un contre-sens.
Ça, messieurs les humains, comme nous, d'ordinaire,
Vous vous rassemblez, j'y consens ;
Mais à quoi bon, si c'est pour ne rien faire
Ou pour ne faire que des riens ?
Dans de frivoles entretiens
User le temps, c'est là votre plus grande affaire ;
Et la nôtre, tout au contraire,
Est de le ménager. Notre première loi
C'est d'en faire un utile emploi.
On nous entend, il est vrai, dans le monde
Causer un léger bruit ; mais ce bourdonnement,
Dont notre aile rapide est l'unique instrument,
En quoi ressemble-t-il à l'orage qui gronde,
A ces bruyants éclats de vos confuses voix,
Quand vous parlez tous à la fois ?
Voilà deux heures que je vois
Des hommes réunis et que je les écoule :
On a beaucoup parlé sans doute,
Et sur plus d'un sujet discuté, contesté,
Et crié plus encor ; mais qu'en est-il resté?
Mille flambeaux ont prêté leur lumière
A vos débats, à vos soins importants,
Un orateur subtil, épuisant sa matière,
A séduit, et bientôt lassé les écoutants.
Fallait-il pour si peu pérorer si longtemps ?

« Demain, reconquérant ma liberté perdue.
Demain, d'un nouveau jour saluant le réveil,
Tandis qu'auprès de vous la paresse assidue
Vous retiendra dans son sommeil,
Demain, libre et joyeuse, et dès l'aube rendue
A mes laborieux penchants,
Demain, s'il plaît à Dieu, j'aurai la clef des champs,
Je reverrai mes compagnes chéries,
Et lorsqu'en butinant sur les fleurs des prairies
Je me ferai l'écho de tant de beaux esprits,
Dont j'aurai retenu quelques phrases fleuries,
On ne me croira point. On sera fort surpris
Du peu que vous m'aurez appris ;
Car, s'il m'est permis de le dire,
Qu'aurai-je vu dans vos maisons :
Que c'est vous qui brûlez la cire
Et que c'est nous qui la faisons. »

Livre II, Fable 12




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