Un voyageur, parti de grand matin,
Comptait sans accident faire dans sa journée
Longue traite, et finir un voyage lointain
Qu'il avait entrepris depuis plus d'une année.
Au bout de ce voyage était sa destinée.
S'il l'avait à refaire, il y faudrait revoir.
Le dernier jour ranimait son espoir.
Il devait recouvrer une fortune immense ;
Chez lui bientôt tout s'en allait pleuvoir :
L'or et l'argent, les biens en abondance.
Encor quelques efforts, encor quelques instants,
Il recevait enfin le prix de sa constance ;
Du fruit de ses labeurs il dotait ses enfants ;
Il soulageait sa mère, il mariait sa fille,
D'un père infortuné consolait les vieux ans,
Et, bienfaiteur de sa famille,
Il en était et l'orgueil et l'appui.
Tout le bonheur des siens se rapportait à lui.
Quel noble espoir pour une âme bien née !
Que de vœux doit combler une telle journée !
Qu'il est doux de se dire : « Il ne faut qu'aujourd'hui !
Mais l'homme est inhabile à la persévérance ;
Les périls les plus grands, il sait les affronter ;
Et souvent la simple apparence
D'une dissiculté sans réelle importance,
Ou que le moindre effort aurait pu surmonter,
Vient l'arrêter tout court et le jette en arrière.
Un pas de plus, et sa carrière
Était remplie et ses vœux exaucés.
Témoin ce voyageur conduit par l'espérance :
Les neiges, les frimas sur les monts entassés,
Les vents impétueux et leurs souffles glacés,
Les temps durs, les jours de souffrance,
L'ardente canicule et ses feux dévorants,
Les dangereux ravins, les rapides torrents,
Il a tout supporté, tout franchi sans murmure ;
Il touche au but : et la moindre aventure
Va peut-être le renverser.
Un désert seulement lui reste à traverser.
L'espace en est peu long, et la contrée est sûre :
Nuls présages fâcheux, nul récit de malheurs ;
Il peut marcher sans crainte ; et s'il fallait, d'ailleurs,
Courir quelques dangers, dignes d'un autre Alcide,
Il n'y songerait pas, car il est intrépide.
Dans ce désert, que va-t-il donc trouver ?
Des cigales. Voilà ce qu'un destin bizarre
Lui réservait pour l'éprouver.
Le voilà, cet écueil où sa vertu s'égare.
Les chants aigus, le cri strident
De l'insecte caniculaire,
Qui ne bruit que sous un ciel ardent,
Fatiguent son oreille. Il ne peut point se faire
Au continuel sifflement
Qui l'importune et qui le désespère.
Plus il marche, plus son tourment
S'accroît ainsi que sa colère.
Tous ses sens sont émus ; et cet homme naguère
Aux volontés du sort incessamment soumis,
Ferme, impassible, inébranlable,
Le voilà transporté d'une rage indomptable.
Ces cigales pour lui sont autant d'ennemis
Qu'il va livrer à son bras redoutable.
On le croirait poussé par la gloire ou l'honneur.
Il les pourchasse avec ardeur,
Il les écrase, il les assomme ;
Il en lue un bon nombre,. et tant qu'enfin notre homme
Epuisé de fatigue et désorienté
Vit arriver le soir sans s'en être douté.
Ainsi, touchant au terme du voyage,
De ses labeurs il perdit tout le fruit :
Adieu tous ses projets, adieu son héritage.
La nuit qu'il s'égara fut sa dernière nuit.
Était-ce là la fin d'un sage ?