Des brebis discouraient sur l'ordre social ;
En ce nouveau congrès de la gent moutonnière,
Chacune se flattait d'apporter la lumière
D'un esprit juste, impartial.
On sait que c'est ]a règle, el qu'en toute assemblée
La justice est la loi qu'on s'impose d'emblée ;
Que le vrai seul y plaît ; que le faux, l'immoral,
Que la duplicité, l'astuce et leur escorte
Demeurent à la porte ;
Enfin que tout y sort d'un cœur droit et loyal ;
Qu'intérêt personnel, ambition, fortune,
Tout est sacrifié pour le bien général.

Nos brebis étaient comme, il n'en était pas une
Qui, par son grand amour de sage liberté,
Et par son talent de tribune
Ne se crût digne, au moins, du rang de député.
Aujourd'hui la faconde est chose si commune,
Qu'on ne sait vraiment pas des bêtes ou des gens
Qui sont les plus intelligents,
Ni chez qui loge un plus parfait mérite.

Il s'agissait de poser la limite
Des droits que tout berger peut avoir sur ses chiens,
Et des droits que ceux-ci, dans leur zèle hypocrite,
En leur qualité de gardiens,
Prétendent exercer sur la race bêlante.
Malheur à la canine engeance !
Et malheur peut-être au berger
Témoin de tant de maux qu'il n'a pas su venger !
L'esprit d'erreur et d'imprudence
Allait ainsi croissant au sein du comité;
Les plus jeunes déjà parlaient d'indépendance
Et murmuraient le mot de liberté.

On ne sait pas jusqu'où se serait emportée
La multitude à demi révoltée,
Lorsqu'un vénérable mouton,
Portant longue barbe au menton,
Le patriarche de la bande,
S'avance et dit : « Mes sœurs, je vous demande
De m'entendre un instant ; je ne serai pas long.
Je suis vieux et cassé ; je n'ai point la voix forte ;
Le long parler m'est interdit.
Si je blâme ce qu'on a dit,
Ce n'est pas pour qu'on s'en rapporte
A mon débile jugement ;
Mais j'ai pour moi cette science
Que nous nommons expérience,
La moins trompeuse assurément.
Voyons, examinons, en bonne conscience,
Si votre plainte est fondée en raison :

Que vous ont fait ces chiens, objets de tant de haine ?
Faut-il pour quelques brins de laine
Enlevés à votre toison,
Ou pour quelque légère offense,
Exposer le bercail à rester sans défense ?
Des chiens vous n'aimez point la dent ;
J'aimerais mieux aussi m'en passer ; cependant
Plus je réfléchis, plus je pense
Que le berger, les chiens et nous,
Nous devons vivre en bonne intelligence ;
Car enfin préféreriez-vous
Aux dents des chiens la dent des loups ?
Aussi bien, j'en crois un justement qui s'avance.
Regardez-le, mes sœurs ; il débusque du bois.
Qu'en pensez-vous ? Faut-il ici l'attendre ? »

Aucune ne répond, et toutes à la fois,
Ne sachant trop quel parti prendre,
S'en vont, en hâte, se ranger
Sous la garde des chiens, sous l'aile du berger.
« Je conçois bien, disait la mieux parlante,
Je case bien dans mon esprit,
Sans trop approfondir à quel titre nous sommes
Une propriété des hommes,
Que celui-là qui nous nourrit,
Qui nous soigne, qui nous fait paître,
Soit reconnu pour notre maître ;
Qu'il ait tous droits sur nous, et que sa volonté
Soit notre loi ; la chose est ordinaire,
Nous lui vouons un amour mérité ;
Qu'il nous commande en roi, comme il nous traite en père,
Ses droits ne sont-ils pas fondés sur sa bonté ?
Mais que des chiens l'impitoyable race
S'arroge le pouvair de régner en sa place,
Voilà ce que de vrais moutons
Ne peuvent tolérer ! » Ecoutons, écoulons !

Un murmure flatteur pour celle qui pérore
Accueille ce début ; même quelques bravos,
Partis des rangs des plus jeunes agneaux,
Longtemps après l'interrompaient encore.
Silence ! criait-on ; silence, taisez-vous !

L'orateur reprenant d'une voix plus sonore :
« Quoi ! parce que l'une de nous,
Dans son humeur légère ou vagabonde,
Suivant un trop étroit sentier,
Où se pressait le troupeau tout entier,
Aura bronché le moins du monde,
Ou, par mégarde, aura brouté
« La largeur de sa langue » en un coin de prairie,
On verra courir sus une bête en furie,
Se jetant à travers le troupeau dérouté,
Prompte à punir de sa dent menaçante
Le moindre écart de la pauvre innocente,
Se pendre à sa toison, lui déchirer la peau,
Et la traîner presque en lambeau
Ou par la queue ou par l'oreille,
Et, dans sa rage sans pareille,
Estropier un jeune agneau
Qui n'en peut mais des fautes de sa mère !
Brebis, mes soeurs, quel excès de misère !
Et quelle est celle d'entre vous
Qui ne sente en son âme allumer son courroux ?

Ce discours, à la fois pathétique et sévère,
Pénètre tous les cœurs et les enflamme tous.
Chaque mot fait éclore un désir de vengeance.

Livre I, Fable 11




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