Les Chiens qui s'en vont à la noce Valéry Derbigny (1780 - 1862)

Deux honnêtes bourgeois du quartier Saint-Martin,
Qui partaient, par un beau matin,
Pour leur maison des champs, du côté de Pantin,
Avaient fait entasser dans un char de campagne
Volailles et pâtés, jambons, vins de Champagne,
Vins de Madère et vins d'Espagne.

C'était chez eux jour de noce et festin ;
Ils avaient marié leur fille,
Et pour célébrer en famille
Les premières douceurs de son nouveau destin,
Bambins, proches parents, et cousins et cousines,
Et même aussi quelques voisines,
Serin, perruche et perroquet,
La chatte même et le petit roquet,
Tout en était, tout désertait la ville,
Hormis deux Chiens que, pour raison,
Le maître avait laissé gardiens de la maison.

Polydor et César trouvaient fort peu civile
Cette façon d'en agir avec eux.
« Camarade, dit l'un, nous étions bien heureux,
Tout à l'heure ; et déjà nous goûtions par avance
Le plaisir d'un jour de bombance.
Mais, dans ce monde où tout est incertain,
Où d'un instant à l'autre, ainsi que ce matin,
On voit naître et périr une juste espérance,
Qui dirait avec assurance
Qu'il peut compter sur quelque bien ? »

Polydor achevait de parler de la sorte
Et César lui répond : « Ami, tu parles bien ;
Mais bien parler n'avance à rien.
Agir, c'est à quoi je t'exhorte ;
Nous causerons après. Quoi ! parce qu'aujourd'hui
Il plaît au seigneur notre maître,
Par caprice, que sais-je ? ou par oubli, peut-être,
De nous laisser tous deux chez lui,
Nous serions assez bons pour y périr d'ennui ?
Et, quand tout le monde est en fête,
Nous resterions ici comme de vrais nigauds !
Qui donc aurait notre part des gigots ? »

Ce dernier mot suffit à leur monter la tête.
Sans plus délibérer, les voilà donc tous deux
Délaissant la maison, gagnant par les derrières,
Escaladant murs et barrières,
Et courant tout droit devant eux.

Dans leur empressement d'arriver au potage,
Ils n'avaient pas suivi le meilleur des chemins.
Un cloaque était près du champêtre ermitage ;
Et voilà nos deux pèlerins
Qui, sans s'inquiéter, en leur course rapide,
S'il est séant de paraître au manoir
L'habit couvert d'un limon noir,
S'élancent au travers de la bourbe fétide,
Et tout fiers de l'accueil qu'ils comptent recevoir,
Sautent sur le perron, passent par la cuisine,
Et gagnent le salon crottés jusqu'à l'échine.

A leur aspect, qu'on s'imagine
Les hourras des enfants, les clameurs des valets,
Et puis les manches à balais,
Vrais punisseurs des trouble-fêtes,
Accourant sur ces entrefaites,
Les coups de pieds, de pelles, de pincettes,
Pleuvant sur l'un et l'autre chien,
Sans qu'aucun d'eux y comprît rien.

Enfin, moqués, chassés et, pour toute pitance,
Battus et rossés d'importance,
Polydor, de l'Attique, et César, le Romain,
Se virent obligés de rebrousser chemin.
Ils rentrent au logis, mais c'est pour s'y morfondre.

C'est le cas du dicton, qui ne s'est pas perdu :
Tel est souvent sorti pour tondre
Qui s'en est retourné tondu.

Livre III, Fable 3




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