Les deux Chiens Pierre Chevallier (1794 - 1892)

Deux épagneuls à qui dame Nature
Avait donné le poil le plus soyeux,
Œil vif, nez fin et magnifique allure,
Dans un château choyés vivaient heureux.
L'un d'eux nommé Sultan avait dans sa jeunesse
Appris à dépister et lièvres et perdreaux ;
L'autre appelé Milord, enclin à la paresse,
Préférait au travail un facile repos.
Leur maître, un jour, voulant de ses vastes domaines
En chassant parcourir les giboyeuses plaines,
Derrière sa voiture emmena nos deux chiens,
L'un à l'autre attachés par de faibles liens ;
Mais, las de cheminer en si gênante place,
Le paresseux Milord, tout-à-coup s'arrêtant,
S'accule et lutte tant et tant
Que la corde à la fin se casse.
Voilà le couple en laisse en sens divers tirant,
Qui fait deux ou trois pas, va, revient, se lutine,
Et qui, sans maître, arrive à la ville voisine.
En passant dans la rue, un chasseur aperçoit
Nos deux aventuriers, aussitôt les reçoit,
Les héberge d'abord et de suite s'empresse
D'aller par monts, par vaux, essayer leur adresse.
Sultan avait à peine, au milieu des guérôts,
Éventé d'un levraut l'odeur indicatrice,
Que, tout près d'un buisson, à pas lents il se glisse
Et forme, en se couchant, le plus beau des arrêts.
De son côté, Milord, pour qui de la cuisine
Le suave fumet était plus attrayant,
Tête basse, faisait une piteuse mine,
Et de loin sans quêter, suivait nonchalamment.
L'essai fait, mon chasseur s'en retourne à la ville,
Caresse, fait entrer Sultan dans son logis
Et dit à l'autre chien : — Pécore, ètre inutile,
Lâche, ignorant, toi qui ne vis
Que pour manger, dormir, stupide parasite,
Regarde bien ma porte et détale au plus vite.
Et, pour mieux de ces mots lui démontrer le sens,
De cinq à six coups de houssine
Il vous le cingle en même temps.
Vers d'autres lieux Milord, tout honteux, s'achemine,
Mais (ô de l'ignorance inévitable effet !)
Même essai, même accueil, partout à coups de fouet,
On l'invite à chercher un autre domicile.
Pour comble de malheur, de gamins un essaim
De pierres l'assaillant, le chasse de la ville.
Délaissé, tout meurtri, dévoré par la faim,
Le malheureux Milord, d'une voix importune
Gémissait, en hurlant, sur sa triste infortune.
— Hélas ! se disait-il, si dans le temps j'avais
Profité des leçons du maître garde-chasse,
Comme Sultan je trouverais
Maintenant une bonne place !

Écoliers paresseux qui comptez sur le bien
De vos riches parents, sachez, retenez-bien
Que la fortune peut s'enfuir à tire-d'aile,
Et que celui 'qui sut travailler avec zèle
Par son instruction a toujours évité
Les rigueurs de l'adversité.

Livre I, fable 16




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