Deux jeunes chiens, nés au même village,
L'un chez un forgeron, l'autre chez le fermier
D'un châtelain de haut parage,
Quoique divers de poil, de race et de métier,
S'aimaient comme on s'aime au jeune âge.
Dès que l'aurore paraissait,
Médor, le garde-ferme et grifson de naissance,
Du fond de son étable en jappant s'élançait ;
Il courait à la forge, et son ami Basset,
Montrait à le revoir la même impatience.
Alors, tant que du jour reluisait le flambeau,
Reprenant leurs jeux de la veille,
Nos deux chiens, s'agaçant des pattes, du museau,
Sur le fumier, dans le ruisseau,
Se roulaient, se crottaient de l'une à l'autre oreille.
Quant aux repas, tout leur était commun,
Tables, rogatons, écuelles.
Jamais un os entre eux n'excitait de querelles.
Les deux logis n'en faisaient qu'un.
Pendant leur joyeuse partie,
La dame du château vient un jour à passer,
Médor lui plaît par sa folie,
Et le fermier, instruit de cette fantaisie,
Est en si bon logis heureux de le placer.
Un laquais à l'instant s'en empare et le traîne
Vers la cour du manoir, où mon grifson crotté
Est, sous le jet d'une fontaine,
Bien savonné, bien peigné, bien frotté ;
Et sur le poil luisant de sa robe d'ébène
Un flacon de senteur par Madame est jeté.
Le voilà donc, par un caprice,
Passé d'un toit de chaume en de riches lambris,
De son lit de fumier sur de moelleux tapis,
Et gorgé de débris d'office
Au lieu de croûtons de pain bis.
Quelquefois cependant de son ami d'enfance
La glapissante voix retentit à son cœur.
Il vole à la fenêtre, et, jappant de bonheur,
Donne à son cher Médor signe de souvenance ;
Mais la maîtresse, alors, d'un ton sec et grondeur,
Le rappelle à son importance.
« Fi ! lui dit-elle ; ici ! laissez ce polisson.
Est-il fait pour hanter un chien de votre espèce ? »
Et d'un biscuit, d'une caresse
Elle accompagne la leçon ;
Et Médor, oubliant un chien de forgeron,
Vient jouer avec sa maîtresse.
Six mois d'hiver et de Paris
De ces leçons d'orgueil achevèrent l'ouvrage.
Seul le pauvre Basset, resté dans son taudis,
N'oublia point l'ami de son jeune âge ;
Et quand l'été revint, quand un brillant landau
Ramena Médor au château,
Basset, dressant l'oreille au bruit de l'équipage,
Pour revoir son ami, pour fêter son retour,
Se glissant à travers les trains et l'attelage,
Joyeux et glapissant accourut dans la cour.
Quel triste accueil l'attendait pour salaire !
Médor en grommelant recule à son aspect,
Et, le poil hérissé d'orgueil et de colère,
Montre les dents au pauvre hère
Qui vient lui manquer de respect.
De cet affront Basset soupire,
Baisse la tête, se retire,
Va cacher dans sa forge un front humilié.
Et pour l'exemple, hélas ! je voudrais bien vous dire
Qu'un revers de fortune a vengé l'amitié.
Mais ma fable en ce monde aurait peu de créance :
Les Médors parvenus vivent dans l'abondance ;
Les Bassets oubliés meurent à l'hôpital.
Un dénoûment moins immoral
Manquerait à la vraisemblance.