L'Aigle et l'Outarde Jean-Pons-Guillaume Viennet (1777 - 1868)

Sur un pré, qu'un grand bois couvrait de son ombrage,
Une outarde aux longs pieds tranquillement paissait,
Quand du roi des oiseaux, qui dans les airs passait,
Elle entendit le cri sauvage. -
L'aigle vint s'abattre à ses yeux,
Se percher au sommet d'un chêne sourcilleux,
Et des hôtes de ce bocage
Il semblait, d'un oeil fier, d'un œil impérieux,
En despote des airs revendiquer l'hommage.
Sa vue a de l'outarde ému la vanité :
A tout sot animal l'envie est naturelle.
་ Eh ! pour quelle raison, dit- elle,
Ne monterais-je pas où cet aigle est monté ?
N'ai-je pas, comme lui, des plumes à mon aile ?
De la terre à ces mots elle s'enlève et part ;
Mais son vol lourd bientôt épuise son haleine,
Et du premier effort elle atteint à grand'peine
Le tiers de la hauteur qu'embrassait son regard.
Cependant sur un frêne elle aborde et s'arrête.
Elle reprend courage, et d'un ormeau voisin
Par un second élan elle gagne le faîte ;
Un troisième la porte aux trois quarts du chemin.
Bref, à la quatrième et dernière volée,
Sur la cime du chêne elle paraît enfin,
Triomphante, mais essoufflée.
L'aigle, qui par bonheur avait fait ses repas,
Lui dit : « C'est bien haut ! ma commère ;
Prenez garde ! le calme ici ne dure guère.
Voyez venir l'orage et ne l'attendez pas.
- Pourquoi donc ? interrompt la vaniteuse bête ;
Ainsi que vous j'y ferai tête. »

A peine a-t-elle dit que la foudre a tonné.
Dans les airs obscurcis l'autan s'est déchaîné.
Sur le chêne roulant par les vents ballottée,
La pauvre outarde épouvantée
N'a point pour s'y tenir, comme son compagnon,
Reçu de la nature un ergot au talon.
L'orage et les autans dans l'air l'ont rejetée,
Et son aile pesante a tenté vainement
De lutter contre leur furie.
La tempête la roule ; un dernier coup de vent
La jette contre un roc pantelante et meurtrie ;
Tandis que l'aigle audacieux
D'un vol tranquille a percé le nuage,
Et, s'élevant au-dessus de l'orage,
Va retrouver l'éclat et le calme des cieux.
Ambitieux mortels, ma fable vous regarde.
Mais comment vous guérir d'un travers si commun ?
Chacun de vous dira : « Je suis aigle ; » et pas un
Ne se prendra pour une outarde.

Livre I, Fable 19




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