Un pauvre chien d'aveugle, en butté', à tous les maux,
Qui n'avait, comme on dit, que la peau sur les os,
Parcourait tout Paris et presque hors d'haleine,
Succombait de besoin, de douleur et de peine.
Hélas ! le malheureux, par un dernier effort,
Aboyait tristement, et, d'un oeil demi-mort,
Semblait dire aux passants ; abrégez ma souffrance ;
J'ai perdu mon ami, mon unique espérance,,,
Un épagneul charmant, Azor, c'était son nom,
Bien frisé, bien musqué, rond comme un potiron,
S'approche à pas comptés, et, d'un ton mielleux,
.S'informe du tourment de notre malheureux,
Qui peut donc, lui dit-il, t'alarmer de la sorte ;
Aurais-tu mérité qu'on te mit à la porte
D'une bonne maison où tant de chiens nourris
Vivent si mollement en vrais chiens de Paris ;
Ayant leur médecin, leur laquais et leur bonne,
Occupés tous les jours, du soin de leur personne ;
Qui n'ont d'autres travaux que d'aller |c matin
Prendre, au lit de Madame, un bout de traversin ;
Et, là, d'être puces par leur bonne maîtresse,
Et donner, en retour, caresse pour caresse
Pour elle seulement : aux autres querelleurs,
N'en sont pas moins traités de mignons, petits cœurs ?
Cependant en voyant ta débile tournure.
Tes yeux morts, tes flancs creux, et ta triste figure,
Ton col sec, allongé, penché vers le ruisseau,
On te croirait enfin du quartier Guenegaud.
Tu n'es pas de ces chiens bâtis à mon image,
Que leur mérite appelle auprès d'un personnage ;
Qu'on caresse d'abord pour plaire à Monseigneur,
Premier pas dû chemin qui mène à la faveur :
De ces chiens, en un mot> dé petites maîtresses,
Souples, adroits, rusés, prodiguant les caresses,
Chiens de cour, dé boudoirs, qu'on rencontre partout,
Excepté dans les lieux où l'on est sans lé sou.
L'opulence est chez moi ; bien aimé de Madame,
Dans ses secrets ennuis c'est moi seul qui la charme ;
On ne refuse rien au cher petit Azor
Qui va tout employer pour adoucir ton sort.
Ton éducation, ainsi que ta tournure
En sont restées, je crois, à l'état de nature :
Tu ne parais pas né pour habiter la cour,
Je veux donc le placer dans notre basse-cour.
On vit toujours heureux quand on est dans sa sphère
Et tu trouveras là do quoi te satisfaire :
Bon chenil et bonne eau, de plus, à ton loisir,
Les canards, les dindons, viendront t'entretenir.
Vous pourrez, tous les soirs, parler de politique,
Après avoir mangé la soupe économique,
On vit libre chez nous, jamais coup de bâton,
Pourvu qu'on pense, agisse au gré «le la maison :
Encore un mot pourtant, car ceci t'intéresse.
Si, par hasard, un jour tu voyais la comtesse, '
A ses pieds, humblement,, incline-toi soudain ;
Car ce n'est qu'en rampant que l'on fait son chemin.
— Tout beau ! Monsieur musqué, quelle philantropie !
Reprit le malheureux, calmez-vous, je vous prie ;
Je suis chien d'un aveugle, mais je m'estime autant
Qu'un pédant, ou qu'un fat, qui fait Je chien couchant.
Que je trouve l'ami «pie ma douleur réclame,
Le bonheur aussitôt ! reviendra dans mon âme :
On paye un peu trop cher d'habiter chez les. grands ;
Je suis loin d'envier le sort «les courtisans.
Je trouve que mon sort est cent, fois préférable
A tous vos beau* atours, à votre bonne table.
Du pain noir, un peu d'eau, me voilà satisfait ;
Je suis l'ami du maître et non pas le valet,
Le soin de mon ami, voilà ce qui m'occupe ;
Qui se fie au flatteur en est toujours la dupe,
Mais malgré nos discours le monde ira son train,
Le fourbe trompera, le puissant sera vain :
La fortune toujours aura la préférence,
Sur les grâces, l'esprit, la vertu, l'innocence ;
Le plus faible sera victime du plus fort,
Et, avec des êcus, on n'aura jamais tort.
Il faut en convenir, voilà l'engeance humaine
Et vouloir la changer serait perdre sa peine.
En voici bien assez sur un pareil discours ;
Pour trouver mon ami, je vous quitte, je cours.
Adieu, mon bel Azor, allez près de madame ;
Sans doute elle est eu pleurs, voire absence l'alarme
Allez, petit bijou, courez vous rafraîchir,
Vous êtes tout défait, vous paraissez souffrir.
Le grand air aurait-il enrhumé votre Altesse ?
Vile un petit biscuit, du lait chaud, qu'on s'empresse,
Pour moi, je vois là-bas un gros os à ronger,
Je cours y devancer quelque chien de berger.

Livre I, fable 8




Commentaires