Sorti de vingt tournois sans vider les arçons,
Certain preux, œil vif et crins blonds,
D'un redresseur de torts ayant bien l'encolure,
Se vantait d'avoir fait la guerre sous Dunois.
Au siège d'Orléans, il fut blessé, je crois ;
Sans parler de mainte écorchure.
Bien qu'il boitât un peu depuis cette blessure,
Il était leste encor ; nul jarret de héros
À trotter par monts et par vaux
N'avait meilleure grâce ; et la chronique assure
Que nul n'a mieux dormi le harnais sur le dos.
C'était l'Amadis des chevaux ;
Aussi le nommait-on Fleur de chevalerie :
D'ailleurs, coursier d'office, et Normand de patrie.
Ce nouveau Bride-d'Or, toujours franc du collier,
Quittait souvent le râtelier
Pour la gloire ; et courait aux belles aventures.
Un jour donc, qu'au travers de je ne sais quel bois,
A l'immortalité cherchant de nouveaux droits,
Il galope en espoir vers les races futures,
Voilà sur son chemin, grand et fort comme trois,
Un lion... ce n'est pas, en paroisse normande,
De ces rencontres qu'on attende !
Aussi le palefroi, je le dis sans détour,
Quoique sa valeur füt bien grande,
Savant comme il était, se souvint en ce jour
De la forêt Brocéliande,
Et se crut un moment près du Val-sans-Retour¹.
Comme il levait le pied, pour tromper l'embuscade,
Le lion pacifique, après un bon diné,
Lui dit : « Touche là, camarade !
Eh ! que te voilà beau ! frais caparaçonné,
Selle neuve ! et tout ça qui tinte sur la selle !...
Qu'est-ce donc ?.. ici ?.. là ?.. »-« Le gantelet, le cor. »
-« Et ceci ? »-« L'éperon : au costume fidèle,
Rarement chevalier sort sans l'éperon d'or.
Mes pères le chaussaient.. ou faisaient mieux encor :
Tous furent chevaliers, si j'ai bonne mémoire. »
- « Tes pères chevaliers ? dit le lion, tant mieux !
J'aime, après le repas, les récits curieux :
- Tu me conteras leur histoire. »
« Soit, » dit l'heureux coursier, qui d'aïeux en aïeux,
La bride sur le cou, marche droit aux croisades.
Il s'embarque. Sa race a bu l'eau du Jourdain ;
Et, sous Ptolémaïs, applique trois ruades
Au flanc droit du cheval que montait Saladin.
Cela fait, de l'Afrique aux rochers de l'Espagne
Il grimpe, maudissant le traître Sarrasin :
Il meurt à Roncevaux, pour servir Charlemagne ;
Pour servir Mérovée, il renaît en Champagne ;
Du terrible Attila partage le butin,
Prend pour son lot un picotin ;
Va faire, sous Clovis, ses guerres d'Allemagne ;
Et se jette d'un saut dans l'empire romain.
« Nous y fûmes logés aux grandes écuries.
Quel honneur !... un plus grand nous était destiné :
Une chaise curule est dans nos armoiries ;
Et mon centième aïeul fut consul désigné.
Vous connaissez l'histoire '. » -«Et même un peu la fable,
Repartit le lion : mais si les empereurs
Se plaisent aux consuls formés dans leur étable,
Ou si Caligula manquait de sénateurs,
Ce n'est pas le point qui me touche.
Dites-moi, ce consul, de qui vous êtes né,
Avait-il, comme vous, une bride à la bouche ? »
À cette question, le cheval étonné
Se récrie... « Ignorer à ce point l'étiquette !
Eh, bon Dieu ! 'pour qui donc la bride est-elle faite ?
La bride est l'ornement qui pare un noble cou :
Le poitrail des vilains est né pour le licou.
Dieu préserve mon sang d'une telle disgrâce !
Un licou ? des consuls ! un licou dans la race
De très-noble, très-haute et puissante jument
Qui fut grand électeur, disposa d'un empire !
Écoutez attentivement ;
Hérodote est garant de ce que je vais dire.
En Perse, après Smerdis, six satrapes rivaux,
Avec un droit égal, réclament la couronne.
Ce ne sont pas les grands, les mages, les héros,
C'est mon aïeule qui la donne.
Une jument hennit, et fait un roi des rois !
Cela ne s'est vu qu'une fois ! >>>
-« Peut-être. Mais enfin ce hennissant arbitre,
Qui, ce semble, aurait dû prendre chez les chevaux
Un roi qui, pour régner, souffrit un pareil titre,
Avait, ainsi que vous, la selle sur le dos ? »
«Et quoi donc, s'il vous plaît ? Ce n'est pas, je présume,
Le bât ? est- ce la barde ? une barde ! ah ! vraiment !
Pour entrer au conseil le bel ajustement !
Jamais grand dignitaire en fit-il son costume ?
Chez nos seigneurs lions serait-ce la coutume ?
Non, si vous-même, un jour, docile à l'étrier,
La selle sur le dos... » -« Propos de råtelier !
S'écria le lion ; l'insolence est nouvelle !
Oh done ! prenez conseil de messieurs les chevaux,
Vous verrez que les gens n'ont la gueule et le dos
Que pour mâcher la bride, et clocher sous la selle !...
Je t'ai laissé complaisamment
Parer ton écusson des faisceaux consulaires :
Je veux bien qu'une cour, digne orgueil de tes pères,
Pour se donner un roi, consulte une jument :
Ce ne sont pas làmes affaires ;
Je n'élis point les rois. Mais si de me seller
Au plus puissant monarque il vient la fantaisie,
Qu'il essaye ! Oh ! jamais celui-là, sur ma vie,
Ne te fera consul... car je vais l'étrangler.
Je vois dans tes regards percer la raillerie.
Tu grommelles, je pense, et crains d'articuler
Certain mot de ménagerie.
Eh bien, oui ; sous le nombre on pourra m'accabler,
Me charger de liens, mais non pas me sangler !
Moi captif, toi valet ! même alors, je te prie,
Rien peut-il m'avilir jusqu'à te ressembler ?
Je serai dans la loge et toi dans l'écurie. >>>