Le Villageois et ses deux Fils Alexis Rousset (1799 - 1885)

Sot amour de briller, n'es-tu pas la misère ?
On souffre de l'éclat jeté
Par son voisin. La vanité
Vous arrache de votre sphère ;
Et, dans les vains efforts qu'on fait pour se lancer,
A côté de l'ami qu'on voudrait éclipser,
Magnifique au dehors, au dedans misérable,
On perd le bonheur véritable.

Un villageois donna son bien à ses deux fils,
À la condition d'une petite rente,
Payée en bon écus ; et même il fut promis
De ne faire jamais trop prolonger l'attente.
L'ainé des fils voulut consacrer tous ses soins
A tirer bon parti d'un modeste héritage ;
Il demeura donc au village.

L'autre courut bien vite à la ville où, du moins,
L'ambition étant l'une de ses faiblesses,
Il pourrait arriver à de grandes richesses.
La fortune sourit à tout audacieux ;
Elle tendit la main à notre ambitieux,
Et le fit réussir dans mainte et mainte affaire.
Bref, le voilà millionnaire...
Il achète un hôtel fort beau ;
Il a ses gens et son château ;
Monsieur reçoit beaucoup ; monsieur voit le grand monde ;
Tout lui sourit ; tout le seconde ;
Son cœur est bien loin du hameau.
L'autre, de son côté, ne connaît pas la gène...
A vrai dire il ne joint les deux bouts qu'avec peine.
Quelques ans écoulés, le père eut le désir
D'acheter un bout de prairie
Dont le voisin Thomas voulait se dessaisir.
Son ânesse y serait nourrie ;
Il y pourrait dormir à l'ombre du noyer
Sous lequel prospérait la récolte fleurie ;
Mille écus suffiraient. Il aurait à prier
Ses fils de lui compter cette somme à l'avance.
L'obstacle était sans importance.
- Allons trouver d'abord mon cadet ; car on dit
Qu'il est tout cousu d'or, et j'ai fort dans l'esprit
Que je ne ferai pas une course inutile. -

Voilà mon villageois qui se rend à la ville :
On le mène à l'hôtel ; il est tout ébahi,
En voyant ce luxe inouï.
On le reçoit au mieux. - Quel bonheur, très cher père,
De vous voir à la ville ! Auriez-vous quelque affaire ?
Vous faut-il de l'argent ? Parlez ; ne craignez pas
De causer le moindre embarras,
Ni de me faire de la honte.
Oh ! je suis fier de vous au contraire, et je compte
Vous présenter partout. -Comment ! sous cet habit ? -
Assurément. C'était agir avec esprit.
- -
On rit du parvenu qui veut en faire accroire,
Mais non pas de celui qui proclame bien fort
Qu'il ne doit qu'à lui seul tout l'éclat de son sort.
Je reprends vite mon histoire.
Le père raconta qu'il lui faudrait, au plus,
Pour la terre un millier d'écus,
Puis trois cents francs pour le notaire,
Et les frais d'enregistrement ;
Enfin, pour bien clore sa terre,
Quelques cents francs en complément.
Eh quoi ! de pareilles misères !
J'en vais dire deux mots à mon homme d'affaires.
Mais je crains qu'à cette heure il n'ait pas un denier ;
Hier, il eut grand' peine à payer mon sellier,
Et je sais qu'il a fait attendre
Mon tailleur et mon cuisinier.
L'argent devient bien rare ; on ne sait où le prendre ;
Pourtant il faut représenter,
Briller, danser, jouer, traiter ;
Quoiqu'on en ait, l'on doit faire bonne figure.
Toujours je suis à court d'argent, je vous le jure ;
Mais, dans un mois au plus, cher père, vous aurez
Tout l'argent que vous désirez.
N'ayez aucune inquiétude,
Comptez sur mon exactitude.
Le père tout heureux embrassa son cher fils,
Puis il regagna le logis ;
Et, plein de la foi la plus vive,
Il acheta la terre... Il se passe un grand mois,
Sans que l'argent promis arrive ;
Puis deux, puis quatre... Enfin le pauvre villageois,
Que déjà presse le notaire,
Va voir son autre fils et lui conte l'affaire.
Heureusement je puis vous tirer d'embarras.
L'argent au logis ne pleut pas ;
Cependant, grâce au ciel, à la fin de l'année
Quand la récolte est terminée,
Et qu'il ne reste rien en dû, l'on peut encor
Mettre à coin quelques pièces d'or.
Dieu merci, je suis économe ;
D'ailleurs, j'ai si peu de besoins !
Suivez-moi donc ; je vais vous compter votre somme.
Qui fut content ? Ce fut notre homme.

Le plus riche est celui qui désire le moins.

Livre II, fable 4




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