Le Boeuf et le Ciron Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Le Bœuf et le Ciron
Qu’est-ce que l’homme ? Aristote répond :
C’est un animal raisonnable.
Je n’en crois rien ; s’il faut le définir à fond,
C’est un animal sot, superbe et misérable.
Chacun de nous sourit à son néant,
S’exagère sa propre idée :
Tel s’imagine être un géant
Qui n’a pas plus d’une coudée.
Aristote n’a pas trouvé notre vrai nom.
Orgueil et petitesse ensemble,
Voilà tout l’homme ce me semble.
Est-ce donc là ce qu’on nomme raison ?
Quoiqu’il en soit, voici quelqu’un qui nous ressemble ;
Au bon cœur près, tout homme est mon ciron.
Messire bœuf, las de vivre en province,
Partait d’Auvergne pour Paris.
Sur l’animal épais, l’animal le plus mince
Cadet ciron voulut voir le pays.
Il prend place sur une corne ;
Mais à peine s’est-il logé,
Qu’il plaint le pauvre bœuf, et juge à son air morne,
Qu’il se sent déjà surchargé.
N’importe ; il faut suivre sa course ;
Eh ! Comment sans cette ressource,
Pouvait-il voyager, et contenter son goût ?
Le bœuf lui tiendrait lieu de tout ;
D’hôtellerie ainsi que de voiture,
De lit, ainsi que de pâture :
À fatiguer le bœuf, le besoin le résout.
Ils partent donc. Déjà de plaine en plaine
Ils ont franchi bien du chemin.
Lorsque le bœuf s’arrête et prend haleine,
Il est grevé ; mon dieu ! Que je lui fais de peine !
Dit le voyageur clandestin.
Si tourmenté de la saison brûlante,
De ses mugissements l’animal frappe l’air,
Par vanité compatissante
Notre atome se fait léger.
Même, de peur d’amaigrir sa monture,
Vous l’eussiez vu sobre dans ses repas.
Faisons, se disait-il, faisons chère qui dure ;
Je l’affaiblirais trop ; il n’arriverait pas.
On arrive pourtant jusqu’à la capitale.
Cadet ciron sain et sauf arrivé,
Demande excuse au bœuf qu’il croit avoir crevé,
Qui me parle là-haut, dit d’une voix brutale
Messire bœuf ? C’est moi. Qui ? Me voilà.
Eh ! L’ami qui te savoit-là ?

Je laisserais la fable toute nue
Qu’ici plus d’un ciron se reconnaîtrait bien !
Tel qui se grossit à sa vue,
Se croit quelque chose, et n’est rien.

Livre I, fable 13






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