Deux de ces gens coureurs du monde,
Qui n’ont point assez d’yeux et qui voudraient tout voir ;
Qui pour dire, j’ai vû, je le dois bien savoir,
Feraient vingt fois toute la terre ronde :
Deux voyageurs, n’importe de leur nom,
Chemin faisant dans les champs d’Arabie
Raisonnaient du caméléon.
L’animal singulier ! Disait l’un ; de ma vie
Je n’ai vu son pareil ; sa tête de poisson,
Son petit corps lézard, avec sa longue queue,
Ses quatre pattes à trois doigts,
Son pas tardif, à faire une toise par mois,
Par-dessus tout, sa couleur bleue…
Alte-là, dit l’autre ; il est vert ;
De mes deux yeux je l’ai vu tout à l’aise.
Il était au soleil, et le gosier ouvert,
Il prenait son repas d’air pur… ne vous déplaise,
Reprit l’autre, il est bleu ; je l’ai vu mieux que vous,
Quoique ce fût à l’ombre : il est vert ; bleu, vous dis-je :
Démenti ; puis injure ; allaient venir les coups,
Lorsqu’il arrive un tiers. Eh ? Messieurs quel vertige !
Holà donc ; calmez-vous un peu.
Volontiers, dit l’un d’eux ; mais jugez la querelle
Sur le caméléon ; sa couleur, quelle est-elle ?
Monsieur veut qu’il soit vert ; moi je dis qu’il est bleu.
Soyez d’accord, il n’est ni l’un ni l’autre,
Dit le grave arbitre ; il est noir.
À la chandelle, hier au soir,
Je l’examinai bien ; je l’ai pris, il est nôtre,
Et je le tiens encor dans mon mouchoir.
Non, disent nos mutins, non je puis vous répondre
Qu’il est vert ; qu’il est bleu ; j’y donnerais mon sang.
Noir, insiste le juge ; alors pour les confondre,
Il ouvre le mouchoir, et l’animal sort blanc.
Voilà trois étonnés, les plaideurs et l’arbitre ;
Ne l’étaient-ils pas à bon titre ?
Allez enfants, allez, dit le caméléon ;
Vous avez tous tort et raison.
Croyez qu’il est des yeux aussi bons que les vôtres ;
Dites vos jugements ; mais ne soyez pas fous
Jusqu’à vouloir y soumettre les autres.
Tout est caméléon pour vous.

Livre II, fable 9






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