Le Tyran devenu Bon Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Non, il n’est rien de ce que nous voyons
Qui ne parle et ne nous instruise.
Tout est matière à nos réflexions ;
Tout évènement moralise.
Sachons donc réfléchir, méditer, raisonner ;
Sans ce point là l’homme et la bête
Sont même chose : on pourrait les donner
L’un pour l’autre, tête pour tête.
Ne comptons point sur les avis d’autrui :
Ils ne causent souvent que colère ou qu’ennui.
De tout censeur, quel qu’il puisse être,
Le sermon nous est odieux ;
Quand on se parle, on s’écoute bien mieux ;
Pour être bon disciple, il faut être son maître.
Pourquoi cela ? Demande-t-on.
En voici, je crois, la raison.
C’est qu’on ne sent quand un autre nous blâme
Que la honte d’être en son tort :
Sentiment douloureux qui repousse notre âme.
Et qui lui seul épuise son effort.
Mais, quand soi-même on sait se faire entendre
Que la raison nous doit donner la loi,
On sent l’honneur de se reprendre,
Et le plaisir de ne céder qu’à soi.
Ce qu’un autre nous dit se grave sur le sable ;
Ce que nous nous disons se grave sur l’airain.
Ainsi fut fait l’esprit humain ;
Et vous l’allez voir par ma fable.
Il était un tyran, l’horreur de ses vassaux,
Qui se joua long-tems au gré de son envie,
De leur honneur, de leurs biens, de leur vie.
Guerre, famine, peste, et s’il est d’autres maux,
Tous ensemble eussent moins affligé la province,
Que ne faisait ce méchant prince.
Il changea pourtant un beau jour.
Le tyran se transforme en prince débonnaire ;
Néron devint Titus, et son peuple eut un père :
Il en était l’horreur ; il en devint l’amour.
Un de ses courtisans lui demandant la cause
De cet étrange changement ;
Tout étrange qu’il est, dit le roi, peu de chose
L’a produit en un seul moment.
Un jour que j’étais à la chasse,
J’aperçus un renard, qui de galeté de cœur
Etranglait un poulet qui lui demandait grâce :
Soudain accourt un loup d’aussi mauvaise humeur,
Qui vous met le renard en quartiers sur la place.
Je vois un tigre au même-tems,
Qui sur le loup assouvissant sa rage
Vous le déchire à belles dents ;
Et le tigre après ce carnage,
Alla tomber plus loin sous les traits de mes gens.
Je m’avisai de trouver là l’image
De mes tyranniques penchants ;
Et je me rappelai cette vengeance sage,
Qui garde en ses trésors un salaire aux méchants.
Le bien ou le mal se moissonne,
Selon qu’on sème ou le mal ou le bien.
Cette réflexion fit naître en moins de rien
Tout le changement qui t’étonne.
Sans qu’il en voulût être instruit,
On l’avait mille fois étourdi de ce thème ;
Mais la leçon porta son fruit,
Dès qu’il se la donna lui-même.

Livre IV, fable 19






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