Les Grâces Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Les grâces, bonnes sœurs, goûtaient les sentiments
De l’amitié la plus unie.
L’émulation d’agréments
Entre elles un beau jour sema la zizanie.
Chacune prétendit qu’elle plaisait le plus ;
Qu’à ses yeux seuls les cœurs rendaient les armes,
Et que pour lui prêter des charmes,
Elle suffisait à Venus.
Je n’en veux d’autre juge qu’elle,
Dit alors Euphrosine avec un ris jaloux.
Soumettons-lui nos droits ; qu’elle nomme entre nous
La plus aimable et la plus belle :
Mais promettez, mes sœurs, de souscrire à l’arrêt.
Souscrivez-y vous-même, s’il vous plaît,
Lui répondit Thalie effarouchée
De la voir trop compter sur le gain du procès :
J’en vois d’ici la plus fâchée.
Allons, dit Aglaé ; voyons-en le succès.
On avertit Venus de ce nouveau caprice.

La déesse s’assit en son lit de justice,
S’embellissant encor du plaisir de songer
Qu’autrefois en même querelle
Elle s’était fait adjuger
La pomme due à la plus belle.
Les grâces paraissant devant ce tribunal,
S’inquiètent du soin de plaire :
Mais ce soin gâta leur affaire ;
Tout leur art leur tournait à mal.
L’une fait la grimace en resserrant sa bouche ;
L’autre altère ses traits en faisant voir ses dents ;
L’autre tournait ses yeux de tant de sens
Qu’elle en devenait presque louche.
Qu’est-ceci, dit Venus ? Où sont donc vos appas ?
Est-ce donc vous qui marchiez sur mes traces ?
Allez, allez ; finissez vos débats,
Si vous voulez redevenir les grâces ;
Et pour plaire, n’y songez pas.
N’y point songer ? C’est trop. Eh bien, n’y songez guère.
Je soutiens sans exception,
Qu’on déplaît, dès qu’on veut trop plaire.
Nul agrément n’est né de l’affectation.