Il y avait, dit-on, àBaghdad un personnage, nommé Abou'Ikâcem Tanboùry, qui portait depuis sept ans les mêmes sandales. Toutes les fois qu'il s'en détachait quelque partie, il y mettait une pièce, de sorte qu'elles devinrent d'une lourdeur excessive, et que l'on disait proverbialement :
« Tel objet est plus pesant que la chaussure d'Abou'lMcem Tanboùry. » Un jour qu'il se trouvait dans le marché aux verres, un courtier lui dit : « Il vient d'arriver aujourd'hui d'Alep un marchand avec une grande quantité de verres dorés qu'il n'a pu encore placer ; achète-les-lui ; quant à moi, je me charge de les revendre à ton profit et assez largement pour qu'ils te rapportent deux fois le prix de ton acquisition. » Notre homme alla les acheter soixante dinars ; et, lorsqu'il entra dans le marché des parfumeurs, un autre commissionnaire vint à sa rencontre, en lui disant:
« Il est arrivé aujourd'hui de Nisibe un négociant qui a d'excellente eau de rose ; comme il est pressé de partir, tu pourrais peut-être la lui acheter à bas prix ; je la revendrais pour ton compte, de sorte que tu en retirerais au plus vite deux fois autant que tu l'aurais payée. »
Abou'Ikâcem dépensa soixante autres dinars pour ce nouvel achat ; il versa l'eau de rose dans les verres dorés et emporta le tout pour le déposer sur une planche au fond de sa chambre. De là il se rendit au bain, et l'un de ses amis lui dit : « Je voudrais bien te voir changer ces sandales, car elles sont extrêmement grossières ; et, grâces à Dieu, tu es assez riche pour cela. »
— « Tu as raison, répondit celui-ci, je suivrai ton conseil. »
Après avoir pris son bain et s'être habillé, il trouva des sandales neuves à côté des siennes, et s'imaginant que son ami, par générosité, les avait achetées à son intention, il les chaussa et regagna son domicile. Or, ces sandales neuves étaient celles du cadi qui, le même jour, en venant au bain, les avait déposées en cet endroit avant d'entrer. Le cadi, en sortant, chercha ses sandales, et ne les voyant plus, il s'écria :
« Hé quoi ! mes frères, celui qui a chaussé mes sandales ne m'a donc rien laissé en échange ? »
On se mit à chercher et l'on trouva les sandales d'Abou'Ikâcem que l'on reconnut facilement. Aussitôt le cadi envoya ses gens pour cerner la maison de ce dernier, et ils découvrirent chez lui les sandales du cadi, qui le fit amener, lui infligea ia bastonnade pour lui apprendre à vivre, et, l'ayant mis en prison pendant plusieurs jours, lui fit payer une forte amende, après quoi il le relâcha. Abou'Ikâcem, une fois sorti de prison, saisit avec dépit ses sandales et alla les jeter dans le Tigre. Or, un pêcheur vint par hasard tendre son filet à l'endroit même où elles étaient plongées ; il les relira de l'eau et s'écria en les voyant : « Ce sont les sandales d'Abou'Ikâcem !
Il paraît qu'il les aura laissé tomber dans le fleuve. »
Puis il les reporta chez Abou'Ikâcem ; mais, ue le trouvant pas à son domicile, il s'aperçut qu'une fenêtre donnant sur le fond de sa chambre était ouverte, et lança les sandales à travers la fenêtre. Elles tombèrent sur la planche où se trouvaient les verres et l'eau de rose ; les verres furent brisés et l'eau de rose se répandit. A son retour, Abou'Ikâcem vit ce dégât et devina l'aventure ; il se frappa le visage, poussa des cris et versa des larmes.
« Quel malheur ! s'écria-t-il ; ces maudites sandales sont la cause de ma ruine ! »
Lorsque la nuit fut arrivée, il se mit à creuser un trou pour les y enfouir et s'en débarrasser ; mais les voisins, entendant fouiller, s'imaginèrent que quelqu'un tentait de les piller, et sur-le-champ ils allèrent porter plainte au gouverneur. Celui-ci envoya chercher Abou'Ikâcem, le fit garrotter et lui dit : « Pourquoi donc te permets-tu de ravager le mur de tes voisins ? »
Ensuite il le fit enfermer et ne lui rendit la liberté qu'après l'avoir condamné à une forte amende.
Abou'lkàcem, à sa sortie de prison, conçut une violente colère au sujet de ses sandales, et alla les jeter dans les latrines du caravansérail ; mais elles en bouchèrent le conduit, et les matières se répandirent par-dessus les bords. Les gens du caravansérail, incommodés par l'odeur infecte qui s'échappait des latrines, recherchèrent la cause de l'inconvénient ; et trouvant les sandales, ils les examinèrent, les reconnurent et les portèrent au gouverneur, en l'informant de ce qui leur était arrivé. Celui-ci fit venir le propriétaire des sandales, le réprimanda et le mit en prison. « Tu auras soin, lui dit-il, de faire remettre les latrines en bon état. »
Ahou'lkàcem eut encore à payer pour ces réparations une somme considérable et, de plus, une amende égale à sa dépense ; puis il fut relâché. Il sortit donc, emportant ses sandales, et s'écria tout en colère : « Grand Dieu ! je ne pourrai donc jamais me délivrer de ces sandales ! »
Ensuite il les lava et les mit sur la terrasse de sa maison pour les faire sécher ; mais un chien les aperçut, et, croyant que c'était quelque morceau de charogne, il les saisit pour les transporter sur une autre terrasse. Dans le trajet, les sandales échappèrent au chien et tombèrent sur une femme enceinte. La douleur et l'effroi que cette femme ressentit la firent avorter, et, par malheur, d'un enfant mâle.
Après avoir bien examiné les sandales, on reconnut que c'étaient celles d'Abou'lkàcem, et l'on fit un rapport de l'aventure au cadi, qui força le pauvre homme à payer le prix de l'enfant et à subvenir à tous les besoins de la femme-pendant sa maladie ; ce qui épuisa toutes ses ressources et le plongea dans le plus affreux dénuement. Abou'lkâcem, prenant enfin ses sandales, alla trouver le cadi et lui dit : « Monsieur le cadi, je désire que vous dressiez un certificat en bonne forme, constatant qu'il n'y a plus rien de commun entre moi et ces sandales, que je n'en suis nullement le propriétaire, et que je n'aurai plus à répondre des accidents qu'elles pourraient occasionner. » Puis il lui raconta toutes ses tribulations et l'état de misère auquel il se trouvait réduit. Le cadi se mit à rire, lui fit un don et s'en alla.