Moufflard affamé Bourgeois-Guillon (19è siècle)

Le succès justifie et légitime tout,
La folie, et même le crime.
La vertu qui de rien ne peut venir à bout
N'est que vertu pusillanime.
Que dire donc de la nécessité ?
Que, sans succès, à tort on s'autorise d'elle.
Un chien de 16,3-ère cervelle,
Bon diable au fond, par le sort balloté,
Ayant passé de servage en servage,
Ayant fait maint et maint métier,
Mouillard enfin, était sans maître.
Le dernier Avait péri dans un naufrage.
Aussi, de la ferme au château,
Et jusqu'au toit le plus rustique,
Du gros bourg au moindre hameau,
Soir et matin, haletant bel et beau,
Il court offrir ses services. Bernique :
Chacun lui dit qu'on a les siens.
Puis, par le temps qui court, de prudence on se pique.
Il faut des protecteurs, même parmi les chiens,
Des répondants. Eh bien ! dit le chien famélique,
Nous allons nous rendre à Paris :
Paris, chacun le sait, est une ville unique.
Les ignorants, les érudits,
Les bons et les méchants, tout y vit : c'est le diable
Si je n'y trouve pas ce qu'il me faut... du pain,
Du pain, de l'eau, c'est tout, quand on est misérable.
Et Moufflard en prend le chemin.
Chemin faisant, il voit, traversant la bruyère,
Un loup, ayant sur son dos un mouton.
Plus bas, c'est un renard, au détour d'un buisson,
Plumant poulette avec sa mère ;
Enfin, dans l'air, c'est un hibou
Portant de même une proie en son trou.
Être barbare et sanguinaire,
Dit-il au renard, en passant,
Plutôt que d'égorger ton semblable innocent,
Pourquoi ne pas te faire une industrie ?
Le renard lui répond : Va, de tes questions
Peut-être, un jour tu verras la folie ;
Nécessité nous force à pareil train de vie.
- Mais, vous vivez de sang ! - De sang, soit.. nous vivons !
Se payant peu de ces sottes raisons,
Mon Moufflard poursuivit sa roule.
Le voilà dans Paris. II y cherche sans doute
Quelques parents, quelques amis
Qu'en son village il a traités jadis :
On n'a gardé de lui nulle part souvenance.
Et nulle part on n'est, malgré l'air d'opulence,
Moins hospitalier qu'on ne l'est à Paris.
Mais dans ce gouffre aussi la vie est hors de prix ;
Aux souffrances d'autrui l'oreille en devient dure,
Boire aux ruisseaux, fouiller aux tas d'ordure,
Voilà le sort du malheureux Moufflard !
Ce n'est plus ce chien gras à lard.
Enfin rodant un soir dans un passage,
De poulets, 4e dindons tout plumés l'étalage
Frappe son flair ; l'occasion, la faim,
L'obscurité du lieu, que sais-je, son destin,..,
,N'a-t-on pas ses moments de faiblesse ? Un plus sage
Eût résisté peut-être. II ne résiste pas ;
Il vous happe un poulet ; était-il maigre ou gras ?
Ne sais ; mais la marchande, et son fils et sa fille,
Et maint passant, et maint badaud,
Criant en chorus au plus haut,
On l'arrête, on vous le houspille.

Se rappelant, quoiqu'un peu tard,
La prédiction du renard,
Eh quoi ! disait-il, l'on m'étrille
Pour un poulet sentant déjà mauvais,
Nécessité causa seule ma peccadille,
Lorsque hibou, loup, renard.... Pauvre drille,
Il te fallait comme eux voler avec succès.

Livre III, Fable 16




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