Moufflard sans maître Bourgeois-Guillon (19è siècle)

Pour avoir trop bien fait son devoir, son service,
Avoir trop aboyé, dit-on, envers les gens
Bons et méchants,
Sur le pavé, hors d'exercice,
Depuis longtemps !.,
Se faisant vieux, Moufflard restait sans maître.
Qu'il est heureux ! disait maint et maint chien.
Indépendant, sans nul lien,
Courir !... Il ne sent pas tout son bonheur peut-être.
Non moins léger, tout aussi sot,
Moufflard d'abord parcourt sa libre carrière
Avec délices ; mais, il reconnaît bientôt
Que chacun doit savoir se fixer dans sa sphère ;
Qu'il faut, si pour la vie on n'a gagné son pain.
Travailler : bref, Moufflard a faim.
Pour prévenir l'imminente misère,
Il va frapper aux portes du traitant,
Du fermier, demandant de l'emploi seulement.
Moufflard se sent encore de l'aptitude.
On lui répond d'un air railleur, ou rude,
Qu'il est vieux ; du travail qu'il n'a plus l'habitude ;
Pauvre Moufflard !... Un jour, se souvenant
Que dans un grand château jadis monsieur son père
Mourût vieux serviteur, il y vole ; il espère
Que c'est un titre ; et puis, dans un pareil palais
Qu'est-ce qu'un chien de plus ? Moufllard sent désormais
Renaître l'abondance ; il se voit déjà près
De traîner des enfants le char et le carrosse :
On trouve qu'il n'est qu'une rosse»
Enfin, las de ses cris, par pitié de ses maux »
Le gouverneur lui fait jeter un os,
Os maigrelet, sans chair et sans moelle.
Peut-être, en d'autre temps, Moufflard,
Quand il était bien nourri, gras à lard,
Ayant bien plus d'orgueil que de cervelle !
Comme aumône eût le bienfait rejeté.
Moufflard aujourd'hui voit plus juste»
Dans le bienfait il voit la main auguste
Du jeune bienfaiteur d'avance préparé
A faire des heureux : il bénit sa bonté t
Sa fortune serait complète,
S'il pouvait, hélas ! quelque jour,
Obtenir dans sa basse-cour
Une honorable et paisible retraite.

Livre III, Fable 14




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