J’ai lu dans maint auteur qu’un cheval de chanoine,
Aussi gras que son maître, aussi bien empâté,
Caracolant en liberté,
Las de loisir, rassasié d’avoine,
Un jour aperçut dans les champs
Rossinante réduit à traîner la charrue.
Depuis l’extinction des chevaliers errants,
Rossinante toujours faisait le pied de grue,
Allant au plus le pas, mais toujours travaillant,
D’un pauvre laboureur compagnon diligent ;
Au surplus décharné, morne, défait, en somme
Vrai squelette ambulant, plus maigre qu’un fantôme.
Le Bucéphale altier l’aborde en hennissant :
« Regarde-moi, dit-il, tu vois mon encolure ;
Quand pourras-tu jamais avoir aussi bon air ?
Qu’as-tu donc fait à Jupiter ?
Que je te plains, chétive créature !
Tu n’existes qu’à peine, et tu n’as que les os. »
Rossinante répond : « Sans moi, sans mes travaux.
Où prendrais-tu le grain qui nourrit ta paresse ?
Si je ne cultivais sans cesse
La terre qui te porte, inutile fardeau,
Tu n’aurais pas la même peau. »

Illustres fainéants, instruits par cette fable,
Ne vous aveuglez point dans la prospérité ;
Le peuple industrieux vous paraît méprisable ;
Votre orgueil est fondé sur son activité.
Que feriez-vous sans lui, vous et vos équipages,
Vos perroquets, vos chevaux et vos pages ?
Et de quoi serviraient la pourpre et les faisceaux
Si l’on n’avait point de vassaux ?

Livre II, fable 4




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