« Vos capitaux, placés en terre,
Ne rapportent pas deux pour cent ;
Du patrimoine héréditaire
Il vaudrait bien mieux nous défaire,
Et dans les fonds publics en employer l'argent.
Croyez-en mes conseils, mon père ;
Suivez l'exemple de Mondor,
Qui passe dans ce char rapide ;
Je pourrais vous citer encor
Damon, qui nous donna cette fête splendide ;
Tous deux sont à présent riches à millions.
D'heureuses spéculations
Leur procurent cette opulence ;
Faisons comme eux, nous aurons bonne chance. »
- Je veux répondre à ton avis
Par une fable ; écoute-moi, mon fils :
À la fin de l'automne, une troupe de grives,
De la Seine suivant les rives,
Vinrent s'abattre dans un bois
Du beau pays de Normandie.
Pour voyager, la troupe était partie
Des mêmes lieux, depuis six mois.
Cette peuplade vagabonde
Pendant ce temps avait couru le monde,
Et, regagnant enfin le sol français,
Dans la Bourgogne et dans l'Orléanais
Tout récemment avait fait la vendange.
Tu sais comment la grive en use en pareil cas ;
Du matin jusqu'au soir elle boit, elle mange ;
Ce sont continuels repas ;
On s'y grise, on y chante, enfin Dieu sait la vie !
Aussi tous nos oiseaux revenaient gros et gras,
Gais, remplumés, pimpants ; c'était à faire envie.
Les grives du pays ne se consolaient pas
De n'avoir point fait le voyage ;
Toutes n'émigrent pas ; il en est qui, par choix,
Par raison, par suite de l'âge,
Restent tous les ans dans nos bois.
« Nous avons manqué de courage,
Disaient en soupirant celles-ci ; dans les airs
Il fallait s'élancer, oser franchir les mers ;
Nous serions de retour, comme elles,
Triomphantes, grasses et belles.
- En partant, nous étions mille au moins ; à présent
Nous sommes, je crois, moins de cent,
Leur répondit l'une des voyageuses.
Ah ! croyez-moi, n'ayez point de regrets.
Quand vous nous revoyez belles, grasses, heureuses,
Songez bien que nos sœurs, victimes des filets,
Ou mortes par le plomb, ou prises aux lacets,
Sont au moins dix fois plus nombreuses.
Et nous-mêmes, heureux débris,
Si l'on pouvait savoir quels furent nos soucis,
Tant de dangers courus, de peines, de disgrâces !
Combien les gens seraient surpris !
Et quelles grives, à ce prix,
Voudraient encor devenir grasses !
- De Mondor, de Damon, les succès passagers
Ainsi, mon fils, t'éblouissent sans doute ;
Tu ne sais pas ce que leur bonheur coûte ;
Les dissicultés, les dangers
Qu'ils ont rencontrés sur leur route.
Tu ne vois pas surtout les malheureux
Que le même chemin mène à la banqueroute,
Au déshonneur, au désespoir affreux !
Et qui sont dix fois plus nombreux. »