Connais-tu la Zinzel, la rivière aux saumons,
Qui serpente, rieuse, à l'ombre de nos monts,
Galopant sous le pont de la vieille scierie,
Où j'ai passé, jadis, d'heureux jours dans ma vie ?
J'y suis et j'y respire ! Agréable fraîcheur,
Tu me pénètres jusqu'au cœur !
Te souviens-tu, Zinzel, de mes longues baignades
Au milieu des glaïeuls, des joncs et des roseaux,
Remontant le courant jusqu'aux froides cascades
Des rochers du Falberg où bouillonnent tes eaux ?
Ah ! c'était le bon temps ! La grande solitude
Et le calme imposant de tes vastes forêts
M'inspiraient une quiétude
Qui du sombre avenir me voilait les secrets.
0 mes chênes moussus, tout festonnés de lierre,
Mes hêtres, mes sapins, mes genêts, ma bruyère,
Mes rouges arbousiers, et mes sentiers sous bois ;
Après vingt ans d'exil, enfin je vous revois !
Vous me reconnaissez, malgré ma tête blanche.
De rudes coups de vent m'ont depuis assailli !
Sous le fardeau des ans lentement je me penche,
Mais le cœur n'a pas trop vieilli.
Je vous entends là-haut, mes blondes tourterelles,
Roucouler doucement et déployer vos ailes
Sous le dôme profond des antiques ormeaux :
Je vous suis du regard, de rameaux en rameaux,
Promenant vos amours fidèles.
Qu'il est grand le bonheur de ne pas se qui lier
Et de s'aimer toujours et de se becqueter.
Mais, silence ! j'entends l'épervier à la chasse
Jeter son cri de guerre et sillonner l'espace.
À ce cri tout se tait ; il plane en souverain
Terrible et menaçant sur les rives du Rhin.
Je ne reverrai plus le toit qui m'a vu naître :
Je ne le verrai plus, il y commande en maître,
il y commande, et moi, moi le vieil Alsacien,
Je resterai vaincu, sans espoir, sans soutien !
Déjà dans la plaine
Lointaine,
Le jour s'assombrit,
Se traîne,
S'efface et finit.
Sous le ciel bleuâtre,
Le pâtre
Conduit son troupeau
Vers l'âtre
Qui brille au hameau.
J'entends la grenouille,
Qui souille
Le miroir des eaux,
Et fouille
Le pied des roseaux ;
La glauque limace,
Mollasse,
Glisse en s'allongeant,
Et trace son ruban d'argent.
Le hibou farouche
Se couche
Dans son entonnoir,
Et louche
Au front du manoir.
Le vampire fauve
Et chauve
D'un pin rabougri
Se sauve
En jetant son cri.
Le grand faucheux lisse,
Puis glisse
Son obscur lacet,
Et hisse
La mouche au gibet.
Et la sauterelle
Crécelle,
Fredonne en raclant
Sa vielle
D'un air nonchalant.
C'est la nuit : la nuit immense,
La nuit, avec son silence
Qui se pose sur les bois.
Moi, je vais dans la vallée,
Sous cette voûte étailée,
Songeant au temps d'autrefois.
Où Lisette est-elle allée ?
Et Jean-Pierre et Nicolas,
Le greffier et le notaire,
Le pasteur et son vicaire,
Et les maigres et les gras,
Les puissants, les misérables,
Les riches, les pauvres diables ?
Ils sont tous partis, hélas !
Par la pluie ou par la neige,
Suivis ou non d'un cortège ;
ils ont tous pris le chemin
Où je m'en irai demain.
Il faut être philosophe,
Et chanter comme un grillon
Dans le creux de son sillon ;
Cela finit bien ma strophe.

Livre I, fable 1




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