Le Cocher de Fiacre Fables du bonhomme de la Vallée du Perche (XIX^ème)

J'ai rencontré deux personnages
Assez plaisants, ma foi;
Si tous les deux ne sont pas sages,
L'un a raison, je crois.
Voici la chose :
Un vieux cocher de fiacre ou de coucou
Me propose
De me mener je ne sais où.
Je me trouvais aux Batignolles,
Station de cent carioles
Au service du plus offrant.
J'allais traiter avec notre homme
Pour bien modique somme,
Lorsqu'airivc un concurrent.
C'était un grand gaillard, portant la tête haute,
Fier comme un Ecossais ; Walter dirait : Mon hôte.
« Arrêtez, s'il vous plaît : prendre un coucou, monsieur,
C'est mauvais ton, c'est une horreur!
Donnez votre bagage;
Avecque moi faites voyage.
— Qu'êtes-vous? — Le conducteur
De la voiture à vapeur :
Venez ; à l'instant je démarre.
— Où s'en va donc notre bourgeois ?
— À la demeure de nos rois,
J'entends de France et de Navarre,
Au château de Saint-Germain.
— Pas possible, monsieur; avec un tel gredin,
Un romantique,
Un hérétique,
Honnête homme ferait un périlleux chemin.
— Te tairas-tu, cocher étique ?
Crains ma fureur :
Ta seigneurie et ton fiacre classique
Iront chauffer ma voiture hydraulique.
— Sire de la vapeur,
Reprend le vieux cocher; ta bruyante colère
Ne m'épouvante guère :
Je te connais do longue main.
Ne parle plus avec dédain
De mon modeste équipage.
Tu n'auras pas à jamais l'avantage :
9 Tout n'a qu'un temps ;
Les changements, je veux dire,
Ne tiennent pas chez nous ; de tout cœur je désire
Voir détromper les bonnes gens
Qui, partisans des machines,
Ont adopté les berlines
Et les doctrines
De certain spéculateur
Ils ont pensé refaire la nature !
On leur promet richesses et bonheur,
Esprit, intelligence, avenir, dictature
A la vapeur.
Petits et grands y mangeront leurs nippes ;
Nous les verrons revenir aux principes
Du droit et de l'honneur.
Du vrai vos changemens ne sont que simulacres,
Les bons esprits regretteront les fiacres.

Je suis loin d'adopter cette conclusion ;
Mais aux prémisses
Accordant mon adhésion,
Je partis sous les auspices
Du vieux cocher; et je me trouvai bien
Dans le coucou parisien.