Le Bois et le Feu Ivan Krylov (1768 - 1844)

Soyez prudent en amitié ;
Déguisé sous ce nom sublime,
Pour vous engloutir, sans pitié,
L'égoïsme creuse un abime.
De cette triste vérité
Si la preuve est encore à faire,
Tout aussi bien qu'un long traité,
Ma fable vous la rendra claire.

Un feu, que naguère un passant
Venait d'abandonner sans doute,
Prés d’un bois brillait sur la route,
Ou plutôt s’éteignait, par degrés faiblissant.
Plus d’aliment ! Visible à peine,
Ml va mourir. l'oyant sa fin prochaine,
«Mon cher, dit-il au bois, combien je plains ton sort !
Qu'as-tu donc fait de ton feuillage ?
Pourquoi, nu, sec et sans ombrage,
Sembles-tu déjà presque mort?
— Ah ! répond le bois, ma verdure
Sous la neige u da se flétrir!
C'est mon destin : l'hiver me ravit ma parure;
Je ne dois plus alors verdoyer ni fleurir,
— Bagatelle, mon cher ! unissons-nous ensemble,
Tu pourras, grâce à moi, te passer du soleil :
Je suis son frère et lui ressemble;
Jai son aspect brillant et j'ai pouvoir pareil.
Les serres te diront d’ailleurs de mes nouvelles ;
St, malgré vent, beige et frimas,
Les fruits y sont si mûrs, les fleurs y sont si belles,
Crest grâce à moi! L'éloge a pour moi peu d’appas ;
Se vanter est d’un sot, et pourtant je dois dire
Qu’en hiver le soleil a moins que moi d’empire.
Sans doute il brille encor, mais sa chaleur est vaine ;
La neige qu'il effleure à peine
Fond, tu le vois, devant moi seul.
Si tu ceux, pendant la froidure,
Avoir comme au printemps fleurs et bourgeons nouveaux,
Accorde-moi, tant qu'elle dure,
Un petit coin dans tes rameaux. »

Marché conclu. Le bois du feu donne un asile;
L'étincelle devient brasier ;
Le brasier ne dort pas: dans son ardeur mobile,
De rameaux en rameaux il couvre un arbre entier.
Une épaisse fumée, attestant ses ravages,
En brûlants tourbillons monte au sein des nuages.
Le bois, de proche en proche, au loin s’est enflammé ;
Le fléau marche encore... et tout est consume !

Où sont ces frais bosquets dont le riant feuillage
Offrait au voyageur le repos sous l’ombrage ?
De leurs trônes hideux les débris
Seuls aujourd'hui couvrent la terre ;
Mais qui peut en être surpris
Bois et feu font tristes amis,
Eux qui sont nés pour être en guerre.

Livre I, fable 11




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