Le Meunier Ivan Krylov (1768 - 1844)

Dans la digue, près d'un moulin,
L'eau s'était ouvert un passage.
Pris à temps , bien minime eût été le dommage ;
Mais le maître à chômer était toujours enclin.
(( Voilà bien, disait-il, de quoi se mettre en peine! »
Pourtant l'eau fait nouveaux progrès,
Et bientôt coule à flots, élargissant sa veine.
u Meunier, lui criait-on, tu bailleras après.
11 est temps, il est temps; il faut qu'on se secoue !
— A quoi bon? disait-il, à tout indifférent,
Faut-il donc l'Océan pour faire aller ma roue?
J'ai de l'eau pour la vie, et le mal n'est pas grand !
• Tandis qu'il dort, toujours tranquille.
L'eau par les trous coule à torrent,
¥ tous les accidents surviennent à la file :
La meule ne va plus : le moulin chôme aussi.
Le meunier, pour le coup, s'agite, se démène,
Et, pour arrêter l'eau, se met en grand souci.
Mais voici bien une autre histoire !
Tandis que sur la digue il s'épuise en projets,
Notre meunier voit ses poulets
Qui sur la rive accouraient boire.
« Eh! dit-il, v^oiLà du nouveau!
Ah ! vauriens ! ah ! pendards !
Quoi î tandis que je peste
A chercher les moyens de conserver mon eau,
Vous me buvez ce qui m'en reste! »
Et sur les maraudeurs il jette un soliveau.
Qu'y gagne-t-il ? Le pauvre hère
Voit ses malheurs ainsi complets,
Et, sans eau comme sans poulets,
Va chez lui pleurer sa misère.

Certains seigneurs qu'on voit chez nous,
De ma fable sont les modèles ;
Prodiguant l'or comme des fous,
Ils font grand train pour quelques sous,
Battent leurs gens pour des chandelles;
Puis ils croient avoii' réussi
A réparer tous leurs dommages ;
Mais c'est en épargnant ainsi
Qu'on fait crouler bien des ménages.

Livre VIII, fable 9




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