Les deux Mougiks Ivan Krylov (1768 - 1844)

« Bonjour, mon cher Thaddée. — Eh ! bonjour, cher Yégor !
Comment vas-tu ? Pas mal, j'espère ?
— Hélas ! je le vois bien, tu ne sais pas encor
Ce qui m'est arrivé, compère.
Le bon Dieu m'a bien éprouvé :
Ma cour a brûlé tout entière,
Et me voilà sur le pavé !
— Bah! pas possible! au jeu c'est avoir pauvre chance !
— C'est vrai. Pour la Noël, chez moi l'on fit bombance.
(Le vin m'avait, ma foi, mis la tête à l'envers.)
Je sors , et vais donner au cheval sa pitance ;
Paf! ma chandelle et moi, nous roulons de travers,
Et le feu prend ! Il me dévore
Ma cour, mes grains et mon troupeau,
Si bien que je ne sais encore
Comment j'ai pu sauver ma peau...
Et toi, vieux? —Hélas! moi, je n'ai pas su mieux faire!
A mon tour, le bon Dieu ne m'a pas ménagé;
Tu le vois, de mon corps mes pieds ont pris congé !
C'est, à coup sur, pileuse affaire,
Mais c'est miracle encor d'en avoir pu sauver
Les trois quarts de mes os, quand j'y devais crever.
A la Noël aussi , pour tirer de la bière,
Les amis ayant soif, je courus au cellier;
(Je m'étais, pour tout dire , arrosé le gosier;
Aussi, craignant le feu, j'allais là sans lumière.)
Le diable m'a si fort poussé dans l'escalier.
Qu'à présent me voilà cul-de-jatte, et qu'en somme
Je ne suis, depuis lors, que la moitié d'un homme.
— Où voyez-vous vraiment miracle en tout ceci ?
Dit Ivan, leur voisin. Toi, si la maison grille,
C'est ta faute, mon cher. Toi, c'est ta faute aussi,
Si tu te vois réduit à traîner la béquille.
Au buveur comme à l'ignorant,
Souvent fatale est la lumière ;
Mais leur danger est bien plus grand
Lorsqu'ils n'ont rien qui les éclaire. »

Livre IX, fable 4


Le nom de Yégor répond en français à celui de Georges.

Le paysan russe appelle cour (dvor) l'ensemble des bâtiments, grange, l'étable, écurie, cellier, hangar, disposés en carré long derrière Xisha ou chaumière qu'il habite.


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