Trois mougiks, attardés, par une nuit obscure,
Venaient dans un hameau remiser leur voiture.
Nos gens à Pétersbourg ayant vendu leur bois,
S'étaient bien amusés pour compenser leur peine,
Et gaiement au village ils rentraient tous les trois.
Tout bon mougik dort mal s'il n'a la panse pleine;
Nos gens donc tout d'abord avaient du s'occuper
De courir le hameau pour quêter un souper.
Mais on sait qu'au hameau les ressources sont maigres :
Quelques croûtes de pain , une soupe aux choux aigres,
Plus un plat de gruau, déjà fort entamé,
C'est tout ce qu'on offrit à leur ventre affamé.
Ah! certe, à Pétersbourg, c'était autre bombance !
Mais chut ! on n'en dit mot, puisqu'on n'y pouvait rien.
Après tout , peu vaut mieux que rien,
Fit se coucher à jeun , se peut-il qu'on y pense !
Nos mougiks, se signant trois lois,
Autour du gruau prennent place.
Mais , trouvant la pitance un peu maigre pour trois,
L'un d'eux, le plus rusé, faisait triste grimace,
Et paraissait tramer quelque projet sournois.
(Qui n'est pas le plus fort a ruse toujours prête.)
te Frères, dit le malin, vous connaissez Thomas ?
— Oui. — Le recrutement va lui raser la tète.
— Bail ! quel recrutement ? — Parbleu! je ne mens pas !
— On a donc du nouveau ? — Oui, le Chinois s'obstine
A ne point nous payer un fort tribut de thé,
Et notre Père- a décrété
Qu'on ferait la guerre à la Chine! »
Dès lors, nos deux mougiks, pensifs et sérieux.
Veulent tout discuter, juger à qui mieux mieux.
Car, par malheur, nos deux mazettes
Savaient lire, et parfois parcouraient les gazettes.
Quel plan faut-il tracer? Qui nommer général ?
Grave est le cas! Pour sauver la patrie.
On délibère, on discute et l'on crie.
Et notre lin matois ne s'en trouvait pas mal.
Tandis que des Etats le destin se balance,
Voyant chaque mougik au débat occupé.
Le drôle au plat fouille en silence :
Soupe et gruau, tout est lapé.
On entend pérorer maint bavard ridicule
Sur tout fait étranger qui le touche assez peu.
Il voit très-bien la Chine en feu,
Et ne voit pas son toit qui brûle.