Les Rasoirs Ivan Krylov (1768 - 1844)

Dans le logis commun par le hasard conduit.
Près d'un de mes amis j'avais passé la nuit ;
Dès l'aube, ouvrant les yeux à peine,
Que vois-je ? Mon ami semblait tout agité !
Pourtant, la veille encor, gais et d'humeur sereine,
Apres avoir causé, le soir, en liberté,
Nous avions, sans souci, tous deux clos la paupière,
Et très-paisiblement dormi la nuit entière.
J'écoute : il était tout changé :
Poussant de petits cris, comme un homme en délire,
II trépigne des pieds, il gémit, il soupire.
" Quel malheur t'a donc affligé?
Lui dis-je, ému. Cher camarade.
Serais-tu, par hasard, soudain tombé malade ?
— Eh ! non , ne prends aucun souci ; Je me rase.
— Et c'est là ce qui t'agite ainsi? »
M'étant levé, devant la glace
Je vois alors mon étourneau
Faire si piteuse grimace.
Qu'on eût dit, à coup sûr, qu'il tremblait pour sa peau.
Du mal voyant la cause : « Eh! me pris-je à lui dire,
Rien d'étonnant ; toi seul as causé ton martyre !
Vois, mon cher, ton rasoir n'est qu'un mauvais couteau,
Et tu ne peux ainsi qu'écorcher ton visage.
— Je le sais. Me tiens-tu pour si malavisé?
De rasoirs émoussés je fais toujours usage.
Et crains comme le feu tout rasoir aiguisé.
— Sottise! mon ami , tout vieux rasoir nous blesse;
Un rasoir repassé doit raser à ravir;
Mais c'est alors qu'avec adresse
Celui qui l'a sait s'en servir.

Faut-il être plus clair? Je sais maint personnage,
Qui, sans nous avouer le motif qui l'engage.
Craignant les gens d'esprit et leurs malins propos,
Plus volontiers choisit des sots,
Pour en former son entourage.

Livre IX, fable 9




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