In bon sabre d'acier, encor bien affilé,
Délaissé parmi la ferraille,
Put, un jour, avec elle, au bazar étalé.
Comme on n'en donnait rien qui vaille,
Pour quelques copecks échangé,
A certain paysan il se vit adjugé.
A rêver grands projets nul mougik ne s'arrête :
Notre homme prend la lame, et, sans viser plus loin,
Cherche à l'utiliser pour le moindre besoin.
Il refait la poignée, et voilà l'arme prête.
Pour tresser des souliers ^, il taille, dans les bois,
L'écorce du tilleul en longs rubans étroits,
Fend des bûches, coupe des branches.
Façonne au jardin des poteaux.
Pour s'éclairer fait des copeaux^.
Et pour ses haches fait des manches.
Si bien qu'après un an, le sabre tout usé
Servait pour chevaucher aux enfants du village.
Sous un banc où gisait cet outil méprisé,
Un hérisson blotti lui dit : ^ C'est grand dommage
De te voir déroger à des destins si beaux.
Si du sabre ce qu'on raconte
N'est point un vain récit, tu dois mourir de honte.
Vois à quoi l'on t'emploie : à tailler des copeaux.
A façonner des pieux! Toi, créé pour la guerre,
Te voilà l'instrument du jeu le plus vulgaire!
— Mais, dit le sabre, à qui le tort?
Dans la main d'un guerrier préparant la victoire.
Terrible, aux ennemis j'aurais porté la mort ;
Et pourtant j'ai langui dans un travail sans gloire !
Mon destin fut obscur, mais l'ai-je pu choisir ?
La main qui m'employait à m'avilir fut prompte.
Si mon maître ignorait à quoi j'ai pu servir,
A moi la peine, à lui la honte. »

Livre IX, fable 12


Note de l'auteur :

Le copeck est la centième partie du rouble et vaut à peu près quatre centimes.

Les paysans russes ne portent guère d'autres chaussures que ces souliers qu'on nomme lapti, et qu'ils tressent eux-mêmes, ainsi que l'indique ici Krilof, avec des lanières étroites découpées dans l'écorce du bouleau.


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