Un ruisseau court dans la prairie,
Touchant Lucas à gauche, à droite Nicolas.
Crest la guerre éternelle. Incessamment l'on crie :
«Voisin, j'en veux ma part. — Voisin, n'y touchez pas—
Mais, voisin, mon herbe est flétrie ;
« C'est mon tour. — Nenni, c'est le mien. »
Et chacun de creuser des rigoles profondes,
N'ayant souci que de son bien,
Oubliez-vous, méchants, l'Auteur des eaux fécondes ?
La croix sur le clocher ne vous dit-elle rien ?
Prise et reprise à force ouverte,
L'onde souvent changea de lois.
Le sang sur la pelouse verte
Coula, dit-on, même une fois.
Si la chronique est véritable,
Lucas, le gros Lucas était le plus coupable ;
Lucas, de cette idée imbu
Que ni lui ni son pré n'ont jamais assez bu.
Après la force un jour pour essayer la ruse,
H offre à Nicolas un traité qui m'abuse.
Voici le protocole » arrêté verre en main :
« A chaque bord son jour ; tu lèves ton écluse
Au coup de l'Angelus, et moi le lendemain. »
Mais quand la nuit est plus obscure,
Qu'en son pauvre manoir Nicolas retiré
S'abandonne au sommeil, et rêve qu'en son pré
Il entend le ruisseau courir sous la verdure,
Lucas à pas de loup en vient changer le cours.
Avant l'aube il revient encore
Cacher ses crimes à l'aurore.
Il ne les put cacher à l'Arbitre des jours.
Un soir que ses gazons buvaient avec mystère
L'eau dérobée a Nicolas,
Un gros nuage avec fracas
Se déchire et fond sur la terre.
Le ruisseau, qui devient torrent,
Graveleux, fangeux, dévorant ;
Suit d'abord le premier passage
Ouvert à son aveugle rage ;
S'y creuse un lit toujours plus grand.
Le voilà chez Lucas roulant pierres sur pierres.
Dieu vengeur, tu le veux ! Plus d'herbe, plus de fruits ;
Les arbres mêmes sont détruits ;
Le pré n'est plus que fondriéres."
On connut que du ciel c'était un jugement,
Et Nicolas montrant son écluse abaisse
Disait à la foule empressée :
« Voici la trahison ; voilà le châtiment. »