La mauvaise Route et le Propriétaire Jean-Louis-Marie Guillemeau (1766 - 1852)

Près d'un château, de très-riche apparence,
Passait un grand chemin royal,
Qui, par malice ou négligence,
Offrait, à très-peu de distance,
Un précipice aux voyageurs fatal.
Aussi, s'écartait-on de la route ordinaire ;
L'un passait par le champ voisin ;
L'autre brisait la haie, en s'ouvrant un chemin :
Tous nuisaient au propriétaire.
Celui-ci s'en plaignait, non sans quelque raison,
Et ses valets, Frontin, Sain-Jean, Champagne,
Attaquaient les passants à grands coups de bâton,
Même à coup de fusil, dit-on,
Et peut-être aussi de canon.
La consternation régnait dans la campagne !
Le mal allait toujours croissant ;
Le sang avait coulé dans certaine rencontre ;
Quand un autre Esope passant,
Leur dit : « Le tort n'est pas d'un côté seulement,
En peu de mots je le démontre :
A vous, seigneur, premièrement ;
Croyez-vous qu'une fusillade
Soit un bien solide argument
Et, qu'aisément, il persuade ?
Coup de sabre, coup de fusil
Ne peuvent convaincre personne ;
Et, pour le deviner, si peu que l'on raisonne,
Il faut être très-peu subtil ;
C'est un moyen sûr, au contraire,
Pour troubler l'ordre et l'accord entre nous,
Suspendre le travail au pauvre nécessaire,
Et gendarmer tous les cœurs contre vous.
Ah I c'est une bien triste gloire,
Que d'avoir de pareil succès ;
Et l'on doit pleurer la victoire
Acquise au prix du sang français.
Plus fait douceur que violence,
Le bon La Fontaine l'a dit ;
Et, dans le cœur de notre humaine engeance,
Ce très-beau précepte est écrit.
Voyons, n'avez- vous rien sur le cœur qui vous blesse ?
Avez-vous bien rempli tous vos engagements ?
D'abord, n'aviez-vous pas à tous fait la promesse
De réparer la route à vos frais et dépens ?
Et pourquoi donc, au lieu de l'entreprendre,
Avez-vous aggravé le mal et le danger,
En creusant ce chemin, bien loin de vous entendre,
Sous prétexte de l'arranger ?
Hâtez-vous, croyez-moi, comblez ce précipice ;
Rendez la route encor, meilleure qu'autrefois ;
Et chacun à l'envi, d'une commune voix,
S'empressera de vous rendre justice....
Et vous, présentement, messieurs les voyageurs,
Qui, sans respect pour ce bel héritage,
Brisez le blé des champs, foulez aux pieds l'herbage,
Comme feraient des malfaiteurs,
Est-ce bien là ce que vous deviez faire ? وز
Et pouviez-vous, ainsi que de vrais fous,
Pour éviter un mal passager, temporaire,
Oublier le devoir le plus sacré de tous ?
C'est vouloir contre soi, tous les propriétaires,
Qu'attaquer la propriété ;
Vous étiez insensés, vous étiez téméraires
De croire en combattant trouver l'impunité.
L'homme ne devient point esclave,
De la justice en écoutant la voix ;
Heureux celui qui ne connaît d'entrave
Que celle qu'imposent les lois. »

Livre VI, fable 19




Commentaires