Le Dervis, la Corneille et le Faucon Jean-Pierre Claris de Florian (1755 - 1794)

Un de ces pieux solitaires
Qui, détachant leur cœur des choses d’ici-bas,
Font vœu de renoncer à des biens qu’ils n’ont pas,
Pour vivre du bien de leurs frères ;
Un dervis, en un mot, s’en alloit mendiant
Et priant,
Lorsque les cris plaintifs d’une jeune corneille,
Par des parents cruels laissée en son berceau,
Presque sans plume encor, vinrent à son oreille.
Notre dervis regarde et voit le pauvre oiseau
Allongeant sur son nid sa tête demi-nue :
Dans l’instant, du haut de la nue,
Un faucon descend vers ce nid ;


Et le bec rempli de pâture,
Il apporte sa nourriture
À l’orpheline qui gémit.
O du puissant Allah providence adorable !
S’écria le dervis, plutôt qu’un innocent
Périsse sans secours, tu rends compatissant
Des oiseaux le moins pitoyable !
Et moi, fils du Très-Haut, je chercherais mon pain !
Non, par le prophète j’en jure,
Tranquille désormais, je remets mon destin
À celui qui prend soin de toute la nature.
Cela dit, le dervis couché tout de son long,
Se met à bayer aux corneilles,
De la création admire les merveilles,
De l’univers l’ordre profond.
Le soir vint ; notre solitaire
Eut un peu d’appétit en faisant sa prière :
Ce n’est rien, disait-il, mon souper va venir.
Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir,
Ce sera pour demain. Le lendemain, l’aurore
Parait et point de déjeuner,
Ceci commence à l’étonner ;
Cependant il persiste encore,
Et croit à chaque instant voir venir son dîner.
Personne n’arrivoit ; la journée est finie,
Et le dervis à jeun voyait d’un œil d’envie

Ce faucon qui venait toujours
Nourrir sa pupille chérie.
Tout à coup il l’entend lui tenir ce discours :
Tant que vous n’avez pu, ma mie,
Pourvoir vous-même à vos besoins,
De vous j’ai pris de tendres soins ;
À présent que vous voilà grande,
Je ne reviendrai plus. Allah nous recommande
Les foibles et les malheureux ;
Mais être foible, ou paresseux,
C’est une grande différence.
Nous ne recevons l’existence
Qu’afin de travailler pour nous et pour autrui.
De ce devoir sacré quiconque se dispense,
Est puni de la Providence
Par le besoin ou par l’ennui.
Le faucon dit et part. Touché de ce langage,
Le dervis, converti, reconnaît son erreur,
Et, gagnant le premier village,
Se fait valet de laboureur.

Livre III, fable 11




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