Le Vieillard et ses Enfants L-S du Ruisseau (16?? - 17?)

Un certain père de famille,
Fatigué d'un travail de plus de cinquante ans,
Voulant se procurer un état plus tranquille
Mande au Logis tous ses Enfants.
Mes amis leur dit-il vous savez qu'à mon âge
Il est tems de se reposer,
Je vous ai donc fait assembler
Pour vous faire aujourd'hui de mes biens le partage ;
Mais à cette condition
Que vous m'entretiendrez pendant toute ma vie,
Et cela tour à tour ainsi que de raison ;
D'y tauper avez-vous envie ?
Oui mon père nous y taupons,
Et de plus nous vous promettons
De régler nôtre goût à vôtre fantaisie.
D'abord chez son aîné notre Vieillard logea,
Après chez le fécond, et puis chez le troisième,
Ensuite chez le quatrième.
Mais à peine un an se passa
Que d'ingratitude on paya
Sa trop grande bonté qu'on peut nommer folie :
Tantôt c'était ceci, tantôt c'était cela
Qui contre le Vieillard les mettait en furie.
Mon père vous avez craché dans ce pot là
On ne peut avec vous tenir de chambre nette,
Vous avez fait au feu tomber cette allumette,
Enfin notre pauvre Vieillard
Du mal qui se faisait avait toujours sa part.
De tant d'affronts reçus nôtre homme inconsolable,
Alla chez un ami lui conter son malheur ;
Je ne saurais, dit- il, vous peindre ma douleur ;
Hélas ! elle est inexprimable.
Consolez, vous repart son généreux ami,
J'espère de trouver un remède à ceci,
Du moins dans ma maison je vous offre un asile ;
Mais essayez avant si vous pourrez trouver,
Dans un des quartiers de la Ville,
Une chambre pour vous loger,
Où d'abord nous ferons porter
Un coffre fort garni d'une forte serrure
Rempli des grés les plus pesants,
Avec un sac de mille francs
Que nous mettrons à l'ouverture.
Mais il vous faut, outre cela,
Pour donner au soupçon encor plus d'ouverture
Passer les jours entiers à compter ce sac là.
A ce sage conseil le Vieillard ne manqua,
Car dès la première journée
Plus de cinquante fois le fac il recompta.
La famille de l'Hôte en étant étonnée,
Fut d'abord du Vieillard avertir les Enfants,
Qui sur un tel avis d'accourir se hâtant
Trouvèrent cet argent dans les mains de leur père.
Nos Gens, outre cela, voyant ce coffre fort
Crurent qu'il renfermait un immense trésor.
Mon père, sans mentir, vous ne nous aimez guère,
Dirent d'abord tous ces ingrats,
Du moins de notre honneur vous faites peu de cas,
Car déjà contre nous tout le monde murmure,
Et nous ne saurions éviter
Que le Peuple en passant ne nous couvre d'ordure,
Si pour toujours vous nous voulez quitter ;
Là desus chacun d'eux s'empresse à le flatter.
Enfin à toutes leurs caresses,
Autant qu'à toutes leurs promesses
Notre vieillard, feignant de se laisser gagner,
Vint de nouveau chez eux loger,
Après avair avant sac et somme rendue
A cet incomparable ami,
Qui d'un si bon conseil l'avait si bien servi,
Mais du coffre il voulut toujours avair la vue.
Les compliments finis dessus la bien venue,
Ce ne fut désormais que discours obligeants
Mon père voulez- vous avair des Ortolans ?
Ce ragoût vous plait - il ? voudriez vous des Grives ?
Et du poison de Mer, n'aimez- vous pas les vives ?
Trouvez-vous le vin vieux meilleur que le nouveau ?
Voulez vous à midi manger d'un Godiveau ?
Bref jusqu'à la fin de sa vie
L'ardeur pour le servir tenait de la manie :
Enfin le jour venu, jour dans lequel la mort
Vint pour décider de son fort,
Son corps dans une riche bière
Fut porté dans le cimetière,
Comme le plus illustre mort.
Cela fait on s'assemble autour du coffre fort
Que l'on fit ouvrir tout d'abord,
Mais où l'on ne trouva de ce riche héritage
Que des pierres pour tout potage.

D'une ou d'autre façon un ingrat est puni,
De son crime il reçoit tôt ou tard le salaire,
Mais si ce crime est noir à l'égard d'un ami
Que peut-il être envers un père.

Livre II, fable 19




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