La prévoyance d'un Vieillard Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Un auteur avait fait un dangereux ouvrage,
Et qui devait par sa publicité,
Dans les esprits causer un grand dommage :
Il restait dans l'obscurité.
Sur la religion, l'Etat et leurs ministres,
Cruellement on s'était exercé.
Comme un écrit des plus sinistres,
Par un prélat le livre est dénoncé :
Il en fait son rapport devant l'Aréopage.
Aux voix on va dans le moment.
Chacun pense qu'il sera sage
De le brûler publiquement.
Un vieillard respectable alors se fait entendre.
« J'ai vu, dit-il, le monde et je le connais bien :
Croyez-moi, gardez-vous d'attendre
De ce jugement un grand bien.
Vous allez, par votre défense,
Réveiller de chacun la curiosité :
J'en appelle à l'expérience ;
Vous allez lui donner de la célébrité.
De s'en procurer la lecture,
Eh ! quel mortel ne sera pas tenté ?
Oui le mal, peut-être en peinture,
Va devenir mal en réalité.
J'expose ici, Messieurs, ce que je pense,
Et je crois prudent de garder
A cet égard le plus profond silence. »
A ce raisonnement on aurait dû céder.
On insista pour la brûlure :
Et par arrêt il fut brûlé, proscrit.
Bientôt, comme on le conjecture,
Chacun rechercha cet écrit.
Peut-être eût-il rampé dans la poussière
Et trouvé peu d'admirateurs ;
On le vendit sous main, et le libraire,
Ne put compter les acquéreurs.

Du cœur humain ce vieillard sage,
Connaissait bien tous les replis :
Lui seul avait prévu l'orage.
Il n'est contre un méchant ouvrage
Que le silence et le mépris.

Livre I, fable 17




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