Les métamorphoses d'un Ver de terre Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Las de ramper toujours
Un ver de terre
Un jour au maître du tonnerre
Osa tenir cet arrogant discours.
« Parmi les êtres qui respirent,
En est-il de plus nus et de plus malheureux ?
L'homme et les animaux contre nous tous conspirent,
Nous nous cachons à tous les yeux ;
A différents oiseaux nous servons de pâture,
Et l'avide pêcheur , pour prendre les poissons,
De nos corps réduits en tronçons
Couvre ce fer courbé qu'inventa l'imposture.
Il fallait nous montrer moins de fécondité,
Et donner à chaque être une forme agréable. »
Jupiter, loin d'être irrité,
Répondit : -- Selon toi, je suis très-condamnable ;
Eh bien ! choisis dans l'univers
Ce que tu voudrais être, et la métamorphose.
Va s'opérer ? bientôt de la forme des vers
Tu n'auras pas la moindre chose. --
Il voulut être cerf ; et déjà dans les bois
Il fait en tourbillon s'élever la poussière :
De longs rameaux ornent sa tête altière ;
Il ne soupçonne pas qu'une arme meurtrière
Peut aisément le réduire aux abois.
Ses jours coulaient dans l'abondance,
Quand tout-à-coup le bruit du cor
Tient le cerf en arrêt. Il écoute et s'avance,
Il s'arrête, il écoute encor.
Accompagnés d'une meute bruyante,
Plusieurs chasseurs, armés de tubes foudroyants,
Aux cerfs livraient une guerre sanglante,
Rivaux jaloux de leur percer les flancs.
Bientôt les chiens dont l'instinct nous étonne,
Vers son asile ont dirigé leurs pas ;
Pour les animer le cor sonne :
Le cerf est pris, s'il ne fuit pas.
II quitte sa retraite, et sa course rapide
Met un espace immense entre les chiens et lui,
Et le dérobe à la balle homicide.
« Grand Jupiter, dit-il, prête-moi ton appui !
Change mon être, et donne-moi des ailes
Pour me soustraire au plus funeste sort !
Fais que je sois comme les hirondelles :
Trop heureux à ce prix d'échapper à la mort. »
Jupiter veut, le prodige s'opère.
L'hirondelle s'élance et plane près des cieux,
Et, tour-à-tour, rase la terre,
S'y repose, et reprend son vol audacieux.
Dans son nouvel état l'hirondelle s'admire ;
La rivière lui plaît, son cristal est si beau !
En voltigeant elle s'y mire..
Armé d'un long cylindre, un jeune homme la mire,
Le coup part, il l'atteint, elle tombe : et sur l'eau,
Une aile fracassée, en proie à la tristesse,
Son pauvre petit corps flotte et suit le courant,
Tandis, hélas ! que le méchant
S'applaudissait de son adresse.
« Grand Jupiter, dit-elle, entends encor ma voix,
Et sois sensible à ma prière !
Je t'implore aujourd'hui pour la dernière fois. !!
Fais que j'habite la rivière ,
Que je sois truite ou quelqu'autre poisson. »
Jupiter dit, et l'hirondelle
Changée en truite la plus belle,
Dans l'eau fait vite le plongeon.
Cet élément lui plaît bien davantage ;
Elle s'y croit en sûreté.
Est-il un lieu plus propre à la félicité ?
Au fond des eaux, qui peut lui causer du dommage ?
Certain pêcheur enfin tend ses filets :
La truite hélas ! s'y laisse prendre
Il les retire, et la voit se défendre ;
Le pêcheur s'applaudit joyeux de son succès.
A bord, pour l'admirer, il la couche par terre
Et se propose bien d'en tirer un bon prix.
Avec raison alors elle se désespère.
Ο Jupiter, daigne entendre mes cris ! ...
J'ai trop lassé ta patience ;
Je ne forme plus qu'un souhait :
Pardonne-moi mon arrogance,
Rends-moi ma première existence,
Que je sois simple ver , je serai satisfait. »
A son retour Jupiter fut sensible ;
Pour la dernière fois il exauça ses vœux.
Désormais, lui dit-il , vis content et paisible. --
Le ver creuse aussitôt sa cellule invisible
Et l'espoir du pêcheurdisparut à ses yeux.

Contentons-nous toujours d'être ce que nous sommes :
Tout est au mieux sous ce ciel azuré ;
Parmi les animaux, comme parmi les hommes ,
L'être le plus heureux, c'est le plus ignoré.

Livre I, fable 25




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