Le vrai Philosophe au lit de la mort Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

La Parque allait frapper de sa faux destructive
Un philosophe vertueux :
(C'est dire assez , sans que je le décrive,
Qu'il n'était pas du cortège nombreux
De ceux qui de nos jours fourmillent ;
Est-ce par la vertu qu'ils brillent ?
La vertu n'est qu'un mot pour eux.)
Il fit venir son fils : quinze ans étaient son âge.
« Dieu, dont nous ne saurions pénétrer les décrets,
Ne permet pas qu'en vous j'achève mon ouvrage :
Je n'en murmure point, n'en murmurez jamais,
Mon fils. Avant que mon âme immortelle
Quitte ce corps qui la tient en prison,
Ecoutez la voix paternelle :
Que j'éclaire votre raison.
Vous allez devenir le maitre
Et de votre fortune et de vos actions;
Bientôt l'amour et ses illusions ,
O mon ami , tourmenteront votre être !
Et le Mentor qui vous donna le jour
Ne sera plus alors pour calmer votre ivresse
Et s'opposer au pouvoir de l'amour
Par les conseils qu'inspire la sagesse.
Pour vous soustraire à ses fureurs ,
Choisissez un objet digne de votre estime ;
L'amour a toujours des douceurs ,
Quand il n'est point le fruit du crime.
De la religion arborez l'étendard.
Plaignez l'homme ignorant , et fuyez l'incrédule
Qui veut par un système absurde et ridicule
Que tout soit l'effet du hasard.
C'est la religion, mon fils, qui nous console
De l'injustice des mortels,
A qui veut réfléchir elle sert de boussole ,
Et toujours l'honnête homme encense ses autels .
Une louable et sage économie
Nous fait braver les coups du sort ;
De la tranquillité sans cesse elle est suivie :
C'est un pilote sûr qui nous ramène au port.
Quand le besoin nous presse et vient flétrir notre âme
Il est affreux que nos cris entendus
Soient cependant des cris perdus ;
Qui nous fêtait avant , et nous fuit et nous blâme.
Par l'égoïsme hélas ! les cœurs sont endurcis ;
Aux champs, à la cour, à la ville,
Les malheureux sont sans appuis :
On n'a plus pour autrui qu'une pitié stérile.
Qui croit à l'amitié s'y livre avec chaleur :
Mais le serment l'atteste , et n'en est pas la preuve;
Un ami véritable est un besoin du cœur.
Croyez aux vrais amis : gardez-vous de l'épreuve ?
Le temps fuit, mais l'étude en arrête le cours ;
De celui que l'on perd nos cœurs sont les victimes.
Mon fils, occupez-vous toujours ;
C'est de l'oisiveté que naquirent les crimes.
Tendez la main aux malheureux
Sous les haillons de l'indigence.
Secourez, secourez, les pauvres vertueux
Que la honte retient et réduit au silence ;
Le plaisir le plus grand , pour un cœurgénéreux,
Est celui de la bienfaisance.
Envers les souverains, méprisez les clameurs ;
Elles partent toujours de cœurs durs et rebelles ;
Hélas ! on répandrait bien rarement des pleurs
Si leurs représentants les prenaient pour modèles.
Les hommes sont égaux : c'est une vérité
Par tout mortel reconnue et sentie :
Mais de cet univers, sans l'inégalité,
Que deviendrait la superbe harmonie?
Prenez ces parchemins : ils prouvent un secret
Qu'il faut bien aujourd'hui qu'enfin je vous apprenne :
Le roturier en ce jour disparaît :
Vous êtes gentilhomme, et la preuve est certaine.
N'en tirez point de vanité :
C'est un bonheur, mon fils, et non pas un mérite.
Soutenez-en le rang, mais avec dignité ;
>Que l'honneur soit la vertu favorite
Dont votre esprit se montre à jamais entêté. »
Sa voix s'affaiblissait : l'inexorable Parque
Sur sa tête agitait ce fatal instrument
Qui moissonne le pâtre ainsi que le monarque.
Elle frappa le père aux yeux de son enfant ;
Et Caron attristé reçut l'ombre en sa barque.

Livre I, fable 24




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