Les deux Amis et le Sage Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Qu'on vante moins l'amour et son effervescence :
Il donne du plaisir sans mener au bonheur ;
L'amitié seule épure notre cœur,
Et peut charmer notre existence.
Un mortel, qui croyait à la tendre amitié,
Dont les vertus faisaient admirer l'âme,
Portait au plus haut point la sensible pitié :
Pour le pauvre il était de flamme.
On ne s'enrichit pas quand on est libéral ;
Sa bienfaisance et ses malheurs, peut-être,
Firent, par un destin fatal,
Qu'il devint indigent, et plus qu'on ne peut l'être.
De qui doit-il attendre du secours ?
À qui s'ouvrir a-t-il en telle circonstance ?
Atout sincère ami, je pense.
À l'un des siens il veut avoir recours
Dans cette cruelle occurrence.
La démarche lui coûte : il s'y décide un jour.
« Vous me voyez, lui dit cet ami politique,
Sans le sou; je pourrais vous faire l'historique
Des revers dont je suis la victime à mon tour ;
Mais, je connais votre délicatesse :
J'affligerais votre sensible cœur ;
Plaignez-moi, cher ami , bien moins de mon malheur
Que d'un refus qui coûte à ma tendresse. »
Il apprend qu'introduit le jour même à la cour,
Chez un de nos Crésus, la bizarre déesse
Qui gouverne le sort, et bien souvent l'amour,
De cent louis en bonne espèce
Au jeu l'avait privé, sans espoir de retour.
Il s'en allait rêveur, ne pouvant se contraindre,
Et pleurant. Passe un mortel vertueux,
Un sage ; il lui raconte alors le trait affreux
De son perfide ami qui sut si long-tems feindre.
-- Consolez-vous, lui dit-il : de vous deux,
Vous n'êtes pas le plus à plaindre !

Livre I, fable 10




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