Le Rêve d'un laboureur Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Au milieu de son champ, étendu sur la terre,
Un laboureur fatigué sommeillait ;
D'une fortune immense, en songe il se voyait
Le paisible propriétaire.
Le Dieu qui préside au sommeil,
Pour le distraire
De sa misère,
Longtemps suspendit son réveil.
Il n'est souvent qu'un pas de la richesse au crime....
Il affiche bientôt un luxe scandaleux,
Prend un ton dur, impérieux,
Et la beauté devient victime
De son dérèglement honteux.
Assis près de Laïs, tout-à-fait il s'oublie ;
Il a fixé le prix de ses faveurs :
Et sablant le Tokai dans une longue orgie,
Il outrage à-la-fois la décence et les mœurs.
Il s'éveille en sursaut , et dans un trouble extrême :
« Ah ! que je suis heureux, dit-il, c'est une erreur !...
Fortune ! je renonce à ta faveur suprême
Et veux toujours rester le même,
S'il faut devenir riche aux dépens de son cœur ! »
Faisons sans cesse un bon usage
Des biens que le hasard nous dispense ici-bas :
Ne nous enorgueillissons pas
D'un si mince avantage ;
Aux yeux de la saine raison,
Ces trésors pour qui l'on soupire,
Quand on les a, ne sont, j'ose le dire,
Qu'un rêve un peu plus long.

Livre I, fable 11




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