La Couleuvre et l'Aigle Léon-Pamphile Le May (1837 - 1918)

On dit qu’une couleuvre —
Le fait s’est passé loin —
On dit qu’une couleuvre
Ruminait dans son coin
Quelque bonne manœuvre
Pour se venger d’un tour
 Qu’un aigle
 Espiègle

Avait osé lui faire un jour.
Ni la légende, ni l’histoire
Ne nous apprennent tout à fait
Ce qu’était ce petit forfait,
Mais on peut tout de même y croire
Et le fait n’est point controuvé.

Après avoir longtemps couvé
 Sa vengeance,
La couleuvre avec diligence
 Rampe dans un vallon
 Où descendait l’aiglon
 Qui l’avait, disait-elle —
Et ce n’était pas bagatelle —
Traitée avec peu de respect.
Elle sourit à son aspect
Et se montre toute gentille.
L’aiglon s’approche doucement.
Elle lui dit coquettement :

— Oublions, va, cette vétille !
Soyons amis, embrasse-moi,
Je te pardonne, sur ma foi !

— Soyons amis, ma toute belle,
Et ne faisons plus la rebelle,
Lui réplique l’aiglon de feu.

— Je veux te suivre, ouvre ton aile
Et porte-moi dans le ciel bleu.

L’aigle la prend, puis avec elle
Il monte, il monte on ne sait où…
Et pendant qu’il plane et qu’il flotte,
Pour se venger la pauvre sotte
 Le mord au cou.
 Il tombe,
Mais moins blessé que stupéfait ;
Elle tombe aussi, puis succombe
Aux blessures qu’elle se fait.

Voici ce que ma fable exprime :
Celui-là qui pour se venger
S’expose à quelque grand danger
Ajoute la folie au crime.

Livre V, fable 19




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