Le Bouc sans barbe Philippe Barbe (1723 - 1792)

Second Narcisse, un Bouc sans cesse s'admirait,
Se donnait de grands airs, sur des fleurs se roulait,
Puis contemplant sa figure dans l'onde,
Se croyait le plus beau de tous les Boucs du monde.
Un point pourtant l'inquiétait.
C'était sa barbe. Elle tombait
Plus bas que sa poitrine...
Sans ce poil, disait-il, j'aurais meilleure mine.
Oui, sans ce poil qui gâte mon museau,
Je ferais à coup sûr l'Adonis du troupeau.
Mais quoi ne puis-je m'en défaire ?
Il va trouver un Singe son voisin.
Mon cher ami, si vous voulez me plaire,
Ôtez-moi cette barbe. Elle me rend vilain...
Monsieur asseyez-vous : je ferai votre affaire...
Maître Bertrand prépare son bassin,
Met du Savon dans de l'eau claire,
Prend un rasoir et promptement le tond,
Sans lui laisser un seul poil au menton.
Fier d'avoir le visage uni comme une glace,
Le Bouc rejoint sa troupe. On lui fait la grimace
En le voyant .. O Ciel ! Est-il permis !
Plus de barbe ! Qui font les cruels ennemis
Qui t'ont fait essuyer un si sanglant outrage ?
D'un rasoir bienfaisant je tiens cet avantage :
J'ai voulu me rendre joli.
Quelle est la nation, dans ce siècle poli,
Qui garde encor cet ornement bizarre ?
Conserverons nous seuls un usage barbare,
Absurde, ridicule et digne du vieux temps ?
Non, non. Ne soyons plus le jouet des enfants.
Evitez, comme moi, les traits de la critique.
Ma barbe est à l'abri d'une insulte publique :
Puissiez-vous imiter un exemple si beau !
Puisse chacun de vous se raser le museau !
Belle conclusion ! dit le Chef en colère.
Si les cris d'un enfant blessent ta vanité,
Comment soutiendrais-tu la raillerie amère
De tant de Boucs, témoins de ta fatuité ?
Ton visage sans poil nous choquerait la vue :
Va donc porter ailleurs ta beauté prétendue.
Va, dis-je et garde- toi de jamais revenir...
Notre Adonis chasé ne sut que devenir.

L'erreur qui le perdit est une erreur commune.
Quiconque cherche un vain éclat ,
Et veut se distinguer de ceux de son état,
S'expose à la même infortune.
Il n'est point d'animal plus méprisé qu'un fat.

Livre I, fable 16




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