Les Fourmis Philippe Barbe (1723 - 1792)

Respectables Fourmis, peuple à qui de tout temps
Le Ciel a prodigué ses plus rares présents,
Jusqu'à quand vivrons-nous, dans le monde inconnues ?
Voyez-vous ce Rocher qui pénètre les nues ?
C'est là qu'il faut grimper. C'est de là que je veux
Jeter sur les humains un regard dédaigneux.
Je végète ici bas... Eh quoi donc ! La Nature,
En nous donnant une âme et si noble et si pure,
A-t-elle condamné la race des Fourmis
A souffrir lâchement la honte et le mépris ?
Que le stupide Ver rampe dans la poussière;
Il le peut, il le doit : mais craindre la lumière,
Et consacrer sa vie à d'ignobles travaux
Est-ce là le partage et le fort des Héros ?
Qui ne s'élève point est-il digne de vivre
Non. Je quitte ces lieux. C'est à vous à me suivre...
Avec emphase ainsi parlait jadis.
Un insecte arrogant. La Reine des Fourmis
Trouva la harangue mauvaise.
Quoi ! s'ennuyer d'être à son aise !
Quitter ses parents, ses amis,
Son repas, tout enfin, pour un ombre de gloire !
Nos Neveux pourront-ils le croire ?
Dites moi, pauvre esprit, qui faites l'important,
A monter au sommet de ce roc effrayant,
Plus haut que les Monts Pyrénées,
Combien destinez-vous d'années ?
Un caillou vous renversera
La faim, la soif et cætera,
Vous arrêteront au passage ;
Et la Mort vous enlèvera
Dans le cours de ce beau voyage.
La remontrance était fort sage.
Mais l'Alexandre des Fourmis
S'en moque. Il monte avec courage ,
Accompagné de ceux qu'il a séduits ;
(Je dis de ceux, exprès, sans craindre la critique
Tout n'est pas féminin dans une République)
La troupe est de quatorze... Ils ont fait douze pas.
Un Vermisseau paraît à l'improviste.
Trois de nos Voyageurs lui servent de repas.
Une heure après, autre accident plus triste.
Dans le ventre creux d'un Oiseau,
Sept, si je m'en souviens, rencontrent leur tombeau.
Suivant Barême, il en reste encor quatre.
Le vent pouffe un cailloux qui tombe et vient abattre
Un des héros. Le second meurt de faim
Le troisième de soif. Le séducteur enfin
Sous les pieds d'un passant expire.

DANS cette Fable, au lieu d'en rire,
Hommes ambitieux, lisez votre destin.

Livre I, fable 15




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