Le Bouc sans Barbe John Gay (1685 - 1732)

Tenons-le pour certain, les vices à la mode
Deviennent pour la foule une espèce de code :
Daignez donc m'excuser si j'affuble d'orgueil
(C'est le vice des grands, c'est le péché des belles) ,
Singes, Anes, ou Chiens, le Hibou, l'Ecureuil,
Et Puce et Papillon, Chèvres et Sauterelles,
Je dis que tout ce monde est un monde très vain,
Mais je n'ai jamais dit, en somme,
Qu'en orgueil il égala l'homme,
Je prends acte du fait pour finir ce dizain.
Un Bouc (tout aussi vain que bouc pûtjamais l'être),
Affectait l'excentricité .
Chaque fois qu'il trouvait en guise de fenêtre
D'un coteau le versant à sa proximité,
Soudain il allongeait la tête,
Se faisant une fête
De contempler dans l'eau son être portraité.
"Ma barbe me va mal, " dit-il, "je la déteste,
Ma jeunesse se perd sous ce déguisement ;
Si chèvres ne savaient ma vigueur et le reste,
Elles pourraient me fuir avec cet air vraiment."

Résolu d'émonder sa figure velue
Il s'enquit du barbier du lieu.
Un Singe grand jaseur, à la joue émoulue
Avait tout près de là son pieu,
D'où pendillaient avec un beau désordre
Deux noires dents qui semblaient vouloir mordre,
Et deux brillants bassins d'étain ;
Non loin de la fenêtre on pouvait voir enfin
Cette pancarte : " Ici l'on rase !"
On voyait encore un grand vase
Avec un chiffon rouge, -il simulait le sang,
Et cela voulait dire ; " Ici l'on saigne à blanc ! "

Le Singe avec grand savoir- vivre
Accueille notre Bouc. Sur la chaise de bois
Il est soudain assis, au rasoir il se livre.
La mousse de savon a caché le bourgeois .
Puis en un tour de main, de sa patte légère
De notre Bouc le Singe a fait un... impubère.

"C'est fait ! ... réellement vous en aviez besoin,
Mais, monsieur, j'aurai je l'espère,
Votre pratique," a dit notre Sagouin.
Le Bouc répond à peine,
Sans prendre haleine
Il dévore l'espace, et sur le mont voisin
Au beau milieu des siens tombe comme Jupin.

A sa vue un rire homérique
S'élance du troupeau ; tiens, tiens, oh ! qu'il est laid,
Quelle face problématique !
Qui la donc fait ainsi ?- " C'est moi, " dit le muguet
Avec un dédaigneux sourire,
"Je voudrais bien savoir ici qui vous fait rire ?
De nos jours est-il de bon ton
De porter encore une barbe ?
Le Russe même a fauché son menton,
Et maintenant le Cosaque s'ébarbe.
Et nous, nous resterions de raides Capucins,
Pour tout dire en un mot, des bêtes à tous crins !
Quand nous traversons le village,
Nous sommes insultés, on nous rit au visage."...

- "Si tu ne devais plus vivre avec nous, vraiment,
Frère, je te dirais, tu parles sagement,"
Reprit un chef barbu ; " mais point ne dissimule
Que tu raisonnes comme un sot :
Des gamins rient de toi ? Mais, mon pauvre idiot,
Soutiendras-tu le ridicule
De notre troupeau tout entier ?
Qui veut se distinguer à Paris comme à Londre
Se fera-t-il brebis quand il est né bélier ?
Avec ton menton singulier,
Quelle chèvre à tes vœux voudra jamais répondre ?
Tu resteras, mon cher, aussi sot qu'un panier,
Et cela pour t'avoir fait tondre."

Livre I, fable 22




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