Le Vaisseau de cartes Philippe Barbe (1723 - 1792)

Un Enfant voyait sur les eaux
Voguer incessamment grand nombre de vaisseaux.
J'ai des cartes, dit-il, je veux faire un navire.
Ne fais-je pas tous les jours des châteaux,
Si beaux,
Que quiconque les voit les loue et les admire ?
Il prépare, il arrange, il bâtit. Mais en vain.
Ce qui s'élève sous la main
De cet Enfant, sans lumières, sans guide,
Est une mase informe, ayant l'air d'un moulin,
Plutôt que d'une nef qui fend la plaine humide.
On se moqua beaucoup de son mauvais succès.
On critiqua son ouvrage bizarre.
Notre petit ne se fâcha jamais,
Chose assurément assez rare
Même parmi les Hommes faits.
Mon vaisseau, suivant la censure,
D'un vaisseau n'a point la figure.
Eh bien, recommençons... Un nouveau bâtiment,
Mieux travaillé, s'élève promptement
Sur les débris de l'ancien navire.
S'il n'était pas fort beau, le premier était pire.
La jalousie alors imperceptiblement
S'alluma contre l'Architecte.
Il n'est point de talent que ce vice respecte...
Prétendre construire une nef !
A son âge ! lui seul ! un marmot ! un atome !
Cela lui sied, comme à moi d'être Chef
De quelque Ville ou de quelque Royaume.
Cette proue est horrible et la poupe et les mats !
Et le tillac ! Sur ma parole,
L'ouvrage en entier ne vaut pas
Un quart d'obole.
Ainsi parlaient ses compagnons d'école.
De tels raisonnements font de tous les états.
Si ces discours inspirés par l'Envie,
Eussent découragé l'enfant,
S'ils eussent étouffé son mérite naissant,
Quel dommage pour la Patrie !
Il méprisa la jalousie.
Après avair bâti des vaisseaux de papier,
Donnant l'essor à son génie,
Il en fit de réels, avec tant d'industrie,
Qu'il surpassa le meilleur ouvrier.

Je ne connais aucun genre d'écrire,
Où l'on réussisse d'abord.
Pour se faire connaître, il faut plus d'un effort.
Quelquefois le dixième est celui qu'on admire.
Qu'espérez-vous de beau d'un enfant sans secours ?
Le Poète fameux, dont la Mérope enlève,
Ne fit-il pas au printemps de ses jours
Une Ode pitoyable à Sainte- Geneviève ?