Distingues-tu là-bas ce chien
Qui garde ce troupeau dans ce gras pâturage ?
Non, mon ami, je n'y vois rien.
Mais tu vois cet autre qui nage,
Disait un homme aux yeux vifs et perçants
A son camarade myope,
C'est-à-dire à l'un de ces gens
Dont les yeux ne sont pas un fort bon télescope.
Où donc ? de quel côté ? — Tiens, regarde, tout droit.
Là-bas, au bout de mon doigt.
Le vois-tu ? =Non, mais je me le figure :
Je te plains, mon ami : je vois que la nature
N'a pas sué beaucoup en façonnant tes yeux.
Moi, je ne m'en plains pas, dit l'autre, je te jure ;
Je ne suis pas né curieux.
Oui, mais de bons tableaux, une belle statue,
Tu ne peux en juger s'ils ne sont sous ta vue ;
Et ces objets sont faits pour être vus de loin,
Tu le sais. Une armée en bataille rangée...
Eh ! mon ami, de grâce, épargne-toi ce soin :
Ma vue à volonté peut-elle être changée ?
Daigne à ton tour m'écouter un moment :
Elle peut n'éprouver nul dépérissement ;
Aussi bien qu'en mon enfance
Je distingue à présent ; selon toute apparence
Les ans ne sauraient l'affaiblir :
La tienne en pourrait bien souffrir,
Même il te faut déjà des lunettes pour lire ;
Et peut-être qu'avant vingt ans
Tu n'y verras pas trop, l'ami, pour te conduire.
Ne te vante donc plus de tes regards perçants.
Les dons de la sage nature
Sont partagés avec mesure :
Tu vois plus loin ; je verrai plus longtemps.