Les Rats et le Flacon Pierre Laurent de Belloy (1727 - 1775)

Deux Rats, fripons de leur métier,
Et qui cent fois avaient mérité les galères,
(Mais le plus digne y va bien souvent le dernier)
Faisaient un jour, comme bons frères,
Leurs promenades ordinaires
Hors de leur galerie, ou bien de leur grenier.
Sur une planche où l'on ne fouillait guères,
Ils trouvent un Flacon, bien bouché par malheur !
Ils le jugèrent rempli d'huile,
Non pas d'huile d'Aix, car l'odeur prenait au nez
à plus de demi-mille ;
Mais le palais des Rats n'est pas si difficile.
Voilà mes égrillards qui dansent à l'entour,
Qui caracolent, se font fête;
Ils cherchent l'ouverture, et refont tour sur tour
Tâtent de tous côtés, et grimpent sur le faîte,
Mais en aucun endroit ils ne trouvent de jour.
Alors il leur vint dans la tête,
De le faire tomber en bas
Pour que la bouteille cassée
Leur fît un long ruisseau de la liqueur versée.
Donc le plus fort de nos deux Rats,
Si les auteurs qui m'ont conté le cas,
Ne sont pas conteurs apocryphes,
Se cramponne à la planche, enfonce bien ses griffes,
Et, s'en faisant un point d'appui,
Vous ramasse en un tas tout son corps arrondi,
Et pousse avec son dos la bouteille assiégée ;
Tandis que l'autre entre ses dents
Prenant certaine corde au goulot attachée,
Descend en bas, et tire en même temps,
Afin que sur le bord la machine conduite
En pût être jetée ensuite.
Ne croyez-vous pas voir ce grand cheval de bois,
Qui mit les Troyens aux abois,
En vidant son ventre perfide ;
Le voilà, tel qu'il est dépeint dans l'Énéïde,
Des uns par derrière pouffé,
Des autres par devant tiré,
Pour être amené dans la Ville.
Aussi nos Rats avaient lu leur Virgile.
Las et recrus, excédés, haletants,
Ils s'asseyent pour reprendre haleine ;
Et mesurent vingt fois, avec des yeux friands,
La bouteille à leur gré trop pleine.
L'un des Ingénieurs dit à son compagnon :
Tiens, nous prenons bien de la peine,
Et nous ne faisons rien de bon ;
Si nous n'assiégeons pas autrement le Flacon,
Nous aurons même sort que devant Carthagène
Eut jadis l'Amiral Vernon.
Il me vient une bonne idée,
De ronger le bouchon ; après quoi de saucer
Chacun sa queue et puis de la sucer.
L'attaque ainsi fut accordée,
À coups de dents on fait brèche au bouchon,
Tant dit, tant fait avec la patte,
On bat en brèche, on mine, on gratte,
Si bien qu'enfin le liège est grugé jusqu'au fond.
L'un après l'autre alors, selon la loi prescrite,
Fait naviguer sa queue au milieu du Flacon,
La retire et la lèche ensuite,
Puis la replonge et la relèche encor.
Quand on est bien pansé, dans un coin l'on s'endort :
Le lendemain dès qu'on s'éveille,
Bien vous jugez que l'on revient d'abord
À la manœuvre de la veille ;
Ainsi, sans en rien perdre, on vida la bouteille.
Si quelque Dieu m'offrait en don,
A mon choix, la force ou l'adresse,
Je prendrais la dernière et croirais mon choix bon ;
Sans elle la force est faiblesse;
Et par elle une femme a pu vaincre un Samson,
Par elle un Nain vaut un Milon.





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