L'Ours et les quatre Animaux retirés du monde Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)

Quatre Animaux à qui l'Auteur des choses
Ne donna point de goût pour les lauriers,
Dont toutes les métamorphoses
Et toutes les métempsycoses
Ne feront jamais des guerriers,
Dégoutés des plaisirs, des dangers de la terre,
Vivaient paisiblement dans le coin solitaire
D'une forêt : c'était le timide Lapin,
Le Lièvre, le Cerf et le Daim.

Leur retraite était fort obscure ;
Fort pauvre était leur nourriture ;
Mais loin des Animaux puissants et querelleurs,
Loin des quadrupèdes Grandeurs,
Ils menaient une vic aussi douce que pure.
La plus obscure pauvreté
Est un trésor, quand elle assure
Un grand bien, la sécurité;
Un plus grand bien, la liberté.

Mais ces deux biens si vrais, que tout Animal
Préfère à la fortune, à ses dons imposteurs,
Chez le Pauvre sont-ils à l'abri de l'orage ?
Est-ce toujours sur les hauteurs sage
Que la Foudre fait son ravage ?
Les Poètes l'ont dit : ne sont-ils pas menteurs ?
Sur l'humble toit aussi fond sa flèche rapide :
Et comme un exacteur avide,
Chez le malheureux quelquefois
Le Malheur prend encor ses droits.

De nos Solitaires paisibles
Bientôt le bonheur fut détruit.
Des Alpes descendit un Ours des plus terribles :
Forcé par des chasseurs à quitter son réduit,
Jusqu'en cette forêt par la frayeur conduit,
Il y venait porter ses pénates horribles.
Hôte affreux autant qu'imprévu !
Nul des quatre amis n'avait vu
De ses jours un Monstre semblable.
Cet épais manteau noir, cette face effroyable ;
Ce féroce regard, et ces ongles crochus,
Souples, énormes et pointus !....
Non jamais hideuse figure
Ne leur avait paru d'un si funeste augure.

Eux de fuir, de quitter ces ombrages si frais,
Ce séjour si coi, si tranquille ;
Tous quatre de se tenir prêts,
Puisqu'il le faut, à chercher un asyle
Dans les plus lointaines forêts.
Tapis dans des buissons, tout au bord de la plaine,
Enfin ils reprirent haleine,
-Muets de peur, croyant toujours voir accourir
Le Monstre. Fuiront-ils ainsi sans reconnaître
D'où ce noir objet peut venir,
Ce que c'est, ce que ce peut être ?
Qui sait si Dieu voulut que ce fier Animal
Fit peur, mais ne fît point de mal ?

Gardons-nous, dit le Cerf, de trop de confiance :
Le Créateur m'a fait aussi haut que je suis
Pour voir de loin : j'irai, je verrai, si je puis,
Quel ami, quelle connaissance
A faits, en arrivant, ce vilain Étranger.
Vous savez le proverbe : il faut, dit-on, juger
Chacun de nous par ceux qu'il hante.
Restez ici cachés, et sans trop d'épouvante,
Attendez mon retour avant de déloger.

Il avait dit ; il part, non de ce pied léger
Qui dérobe sa trace à la meute aboyante,
Mais en personne prévoyante,
Qui tâte le terrain et qui craint le danger.

Le jour baissait : la Nuit laissa tomber son voile,
Où rayonnait déjà l'or de plus d'une étaile,
Quand la Lune parut ; et son disque argenté
D'astres plus brillants qu'elle, effaça la clarté.
Le Cerf, de la forêt côtoyant la lisière,
Entend un cri plaintif par l'écho répété :
Il s'arrête ; et Diane, à sa vive lumière,
Lui fait voir l'Étranger assis entre deux Loups,
Qui, perdant devant lui leur contenance fière,
De le servir semblaient jaloux.
Et que lui servaient- ils ? La chair toute sanglante
D'une Brebis, encor sous ses dents palpitante,
Triste victime, dont le cri
Vainement avait retenti.

Saisi d'horreur, le Cerf à cet aspect funeste
Fuit, et pour cette fois le vent n'est pas plus presto.
A peine les chemins frayés et non frayés
Portent l'empreinte de ses pieds.
Il rejoint ses amis. -Eh bien ! quelle nouvelle ?
- J'ai vu, je vois encor cette Bête cruelle :
Fuyons ; croyez-en mon effroi ;
Ces bois sont dévoués à la mort, au ravage :
Fuyons ; je ne saurais m'expliquer davantage :
Fuyons ; en lieu plus sûr je vous dirai pourquoi.

Fable 27




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