« De rimer aujourd'hui j'avais si bonne envie !
O rage ! à débiter et créditer sans fin
Me faudra-t-il passer ma vie ? »
Disait à son ami le métromane Aubin,
A Liège quelque part commis aux écritures,
De son poste ennuyeux reprenant le chemin.
« Maudits soient le journal, les chiffres, les factures !
Oh ! mon cher, si l'État voulait bien me doter
D'une des douces sinécures
Où j'en vois tant se dorloter,
Que j'aurais de plaisir à vivre !...
Chaque jour, se moquant et du tiers et du quart,
A son gré, le matin, se lever tôt ou tard,
Et feuilletant un petit livre,
De loin en loin, comme un homme ivre,
En trébuchant par- ci par-là,
S'en aller, s'en aller, sans se dire où l'on va ;
Ou bien quand le soleil boude,
En d'autres mots, qu'on ne peut
Flâner par la raison qu'il pleut,
Le front appuyé du coude,
Dans un fauteuil bien douillet,
Au coin de sa cheminée
User toute une journée
A faire du premier jet
Dix vers qu'ensuite on efface,
Qu'alors il faut qu'on refasse
Et qu'enfin on mette au net,
Sans savoir l'heure qu'il est,
Sans songer au temps qui passe ;
Cent fois ainsi tour à tour
Changeant un mot, puis un tour ;
Si bien que toujours plus sombre
La nuit insensiblement
Arrive et fait sous son ombre
Disparaître également
Château noble et case infime ;
Et sur un moëlleux coussin
Rêveur s'endormir enfin,
Las de chercher une rime
Qu'on pourra trouver demain...
O trois fois heureux destin !
Hélas ! quand ?... -Laisse donc, Aubin,
Interrompit l'ami qui marchait à sa droite,
Tu fais, mon cher rimeur, des vœux hors de saison :
Pour avoir les faveurs que ta muse convoite,
Il faut dans sa cervelle étroite
N'avoir ni rime ni raison. »