L'Âne et le Cheval Valéry Derbigny (1780 - 1862)

Un Âne, élevé dès l'enfance
Chez un fermier du Limousin,
Vivait en bonne intelligence
Avec un Cheval, son cousin.
Commensaux du logis qui les avait vus naître,
Tous deux avaient d'égales parts
Aux munificences du maître.
Mais l'âge, les instincts, le monde et les hasards
Eurent bientôt détruit cette heureuse harmonie.
L'Ane, par un destin conforme à son génie,
Prit service chez un meunier.
Ce fut son lot. Porter sac ou panier,
Le choix était sans importance.
L'essentiel, c'est qu'il eût sa pitance ;
Et, sur ce point, moins fier que le poulain,
Moins délicat que lui, mieux avisé peut-être,
Il savait que toujours il pourrait au moulin,
Avec l'orge et le son, largement se repaître.
11 voulait d'un bonheur qui ne fut pas détruit
Par l'espoir d'un plus grand et d'un plus grand encore ;
Du travail pour le jour, du repos pour la nuit,
Le vivre et le couvert ; bref, avoir son pain cuit,
.C'était là son souci. Tout le reste, il l'ignore,
Ou du moins n'en a cure. Au rebours, son parent,
De goûts, de mœurs bien différent,
Qui se sentait de cœur et de taille et d'allure
A courir maint hasard, mainte noble aventure,
En grandissant, vit grandir son orgueil,
S'étendre ses désirs. La ferme, il la dédaigne,
Impatient d'en déserter le seuil.
Que lui font les périls ? il n'en est point qu'il craigne,
Tant son instinct le porte à la grandeur ;
II rêve les combats, les conquêtes, la gloire,
Et, dans sa belliqueuse ardeur,
Il rêverait, pour peu qu'il sût l'histoire,
Sous quelqu'autre Caligula,
Et le froment doré dans une auge d'ivoire
Et les honneurs du consulat.

Sa fortune le sert au gré de sa nature :
D'un maréchal de France il devient la monture.
Le voilà beau, brillant, tout caparaçonné
D'or et d'argent. Voilà qu'il est environné
De soins, d'égards, d'honneurs ; qu'on l'enivre d'éloges.
Jamais le haras de Limoges
N'avait produit un plus bel animal !

Or, il advient que l'illustre Cheval,
A quelque temps de là, faisant sa promenade
Aux environs de son ancien manoir,
Retrouve, aux mêmes lieux, son ancien camarade,
Fait semblant de ne le point voir,
Veut se faire admirer, caracole, gambade,
Fait mainte et mainte pétarade,
Prend le galop, détache une ruade,
Et, plus rapide que le vent,
Poursuit son jeu, franchit une barrière,
Une autre encore, une autre plus avant,
Glisse, fait un faux pas, s'abat dans une ornière,
Et se foule, en se relevant,
Le tendon d'un pied de derrière ;
Et le voilà boiteux, et son maître le vend.

Et le voilà rentré dans la route commune.
Adieu rêves brillants d'une haute fortune ;
Il lui faut désormais renoncer à courir.
Son mal le plus cuisant n'est pas dans son entorse.
Souffrir, il en aura la force ;
Mais vivre humilié, mieux eût valu mourir.

L'Ane a vu sa mésaventure,
Et, loin de s'en moquer, il le plaint dans ses maux,
« Car il est bonne créature. »
L'Ane est de tous les animaux
Et le meilleur et le plus sage.
« Ami, dit-il en revenant vers lui,
L'orgueil vous a perdu. Ce n'est pas d'aujourd'hui
Que je craignais pour vous ce dur apprentissage :
Dans les jeux de notre jeune âge,
Quand l'instinct disait à mes yeux
De s'attacher au sol, vous regardiez les cieux ;
Chacun de nous a pris sa roule.

Viser au grand est beau, sans doute ;
S'en tenir au certain vaut mieux. »

Livre II, Fable 4




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