Des bords égyptiens, avec pompe amenée,
El de la foule environnée,
Dame Girafe, un jour, arriva dans Paris.
Pour la ménagerie elle était destinée.

C'était le pacha de Memphis
Qui l'envoyait en hommage à la France.
Ses motifs de reconnaissance,
Je les ignore et ne les cherche pas.

Pourtant, je vous dirai tout bas,
Si la chose vous intéresse,
Qu'ami de la Turquie, ennemi de la Grèce,
Ce pacha, dans un de nos ports,
Construisait librement ses vaisseaux de hauts bords.

Mais j'en reviens au sujet de ma fable.
La Girase sortait des forêts du Sennar ;
Et, si j'en crois un auteur respectable,
On n'en avait point vu depuis Jules César.
Son air bénin, sa taille énorme,
Son long cou, sa bizarre forme,
Tout en elle excitait la curiosité,
Surtout ce qu'on disait de son étrangeté,
Car on en citait des merveilles.
Aussi, de toutes parts, affluence de gens
Qui croyaient n'avoir point assez d'yeux ni d'oreilles.

Dès que les animaux présents
(J'entends les animaux de la ménagerie,
D'autres encor se rencontraient céans)
Furent instruits qu'en leur hôtellerie
Ils allaient recevoir ce géant du désert,
Ils résolurent, de concert,
De traiter de leur mieux la nouvelle venue ;
Et, sur-le-champ, vers la noble inconnue
Ils convinrent de députer
Trois des leurs, les mieux faits pour les représenter.
Et des votes secrets recueillis à la ronde
(Car on ne voulut point s'en remettre au hasard)
Sortit ce résultat, qui plut à tout le monde :
« L'éléphant, l'âne et le renard. »

Le renard courtisan, connu pour sa faconde,
S'était chargé de la complimenter.
L'éléphant devait seul porter
Et l'orge et le maïs, et les présents d'usage.
L'âne, enfin, docte personnage,
Représentant la faculté,
Ne se rendait vers Son Altesse
Que pour offrir le lait d'anesse
En cas de mauvaise santé.

La Girafe, à l'aspect de la digne ambassade,
S'arrête interrompant son trot ;
Et le renard, alors, d'une prompte gambade,
Du dos de l'éléphant se faisant une estrade,
« Princesse, lui dit-il parlant tout de son haut,
Qui, des sources du Nil aux rives de la Seine,
Venez faire admirer la grandeur africaine,
Dont la douceur et la bonté
Vont rehaussant la majesté,
Dans ces vastes jardins, notre commun domaine,
Daignez vous reposer d'une course lointaine ;
Entrez sous ce parvis qui doit nous rassembler :
Ceux de qui nous tenons l'honneur de vous parler
Sont surtout empressés de saluer leur reine.

Princesse, paraissez dans vos nouveaux Etats ;
Mille et mille soins délicats
Vous attendent à votre entrée.
Du tendre acacia la feuille est préparée.
Tout vous sera rendu dans ces fortunés lieux,
L'abri de vos forêts, vos pénates, vos dieux ;
Et si vous êtes altérée,
Dans un vallon délicieux
Le fleuve Blanc va vous offrir sa rive.

Comme nous, il est vrai, vous y serez captive ;
Mais quand si douce est la captivité,
On peut la préférer même à la liberté.
Madame, comprenez votre nouveau bien-être :
Oui, la patrie entière à vos yeux va renaître ;
Vous reverrez l'Afrique et son ciel embaumé ;
Le Sennar vous rendra ses retraites profondes,
Et dans ce vallon parfumé
Vous jouirez enfin des bienfaits de deux mondes.

Il dit, et la Girafe, affectant le mépris,
A ce discours qui sentait son école,
Ne répond pas une parole.
L'éléphant lui-même surpris
D'un tel excès de flatterie,
« Excusez, dit-il, le renard ;
Il est né dans ces lieux. L'Europe est sa patrie :
Il ne saurait parler sans fard.

Moi, je vous dois, madame, un langage sincère.
Sous les mêmes climats nous avons vu le jour :
J'ai pu même autrefois connaître votre père ;
Esclave, j'ai gardé mon premier caractère,
Et mon pays encore est mon premier amour.
Ce bien si cher est perdu sans retour.
En vous le disant je soupire.

Vous le voyez, l'homme conspire
A nous avilir tour à tour.
Il s'érige en tyran de tout ce qui respire.
Bien avant vous, l'homme m'avait dompté ;
Et vous voilà soumise à son empire.
Obéir à la voix d'un maître redouté ;
Déposer toute volonté,
Etre offerte en spectacle à la foule importune
Et subir en silence une telle infortune
A ce destin, madame, il faut vous résigner.
Ce que je dis semble vous indigner,
Ne laissez point paraître un courroux inutile,
Tout ce qui vient ici doit se montrer docile.
Le lion même, abaissant sa fierté,
Y doit souffrir le joug de la nécessité ;
Je prends cet exemple entre mille.
Mais pour vous de la vérité
La voix déjà s'est assez fait entendre
Et les grands cœurs toujours ont bien su se comprendre.

À cet air pensif, attristé,
Si je sais bien juger de l'état de votre âme,
Une douce conformité
De malheur et de dignité
Vers moi vous portera, madame.
El si j'obtiens, pour prix de ma sincérité,
Votre amitié que je réclame,
Puisque la même adversité
Dans le même lieu nous rassemble,
Nous y déplorerons ensemble
La perte de la liberté. »

L'âne alors, « Je ne suis qu'une timide bête ;
Mais l'éléphant dit vrai : les coups me l'ont appris ;
Princesse, gardez-vous d'être instruite à ce prix.
De l'homme ici vous êtes la conquête ;
Il voudra vous humilier.
Ne vous en fiez pas à tout cet air de fête :
Que chez vous le cœur et la tête,
Dans ce qu'ils ont de trop altier,
Apprennent à fléchir, et lâchent d'oublier
Le primitif objet de leurs fins sur la terre.
Bref, mettez à profit cet avis salutaire ;
Assouplissez un caractère
Que le maître, bientôt, saurait faire plier. »

Livre I, Fable 6




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