Des Contens du Ventre et des Membres Ysopet I (Moyen Âge)

Pies et mains au ventre tencerent
Et a dire li commencèrent,
Par ataine et par dangier :
Glous, tu ne fais fors que mengier
Que dormir et que devorer
Quanque nous povons labourer;
Or aprans a faire besoingne,
Ou quiers qui a mengier te doigne :
Car plus ne nous entremettrons
De toy ne conseil n’y mettrons,
Que tu ayes morceau de pain.
Le ventre qui ja avoit fain
Pour Dieu, que si facent leur prie ;
Et cils dient que non feront mie :
Le ventru qui ne manga point
Fu tantost en très mauvais point.
Secours requiert une autrefois,
Mais ne lui vault pas d’une nois.
Tant pria huy, yer et demain :
Ne luy voulurent donner de pain.
Le ventre si foible devint
Que tantost mourir lui convint.
Quant ce virent les piés, les mains,
Si en devindrent plus humains
Et li ont tendu a mengier.
Mais li ventres en fait dangier,
Com cil qui user ne le puet.
Ventre et membres morir estuet.
...................
Nuis tant soit fort et vigoureux
Ne puet a soy souffire seus.
Li uns de l’autre mestier a :
Soy gart qui autre grèvera.
Je tien a mauvais ribaudiau
Qui fait après la mort chaudiau,
Et quant il n’est nuis besoing donne
Et au besoing ne s’abandonne.
Qui donne tost donne deux fois,
Esprouvée est de bonne fois;
Mais cjui donne trop a son ventre,
Espine de luxure y entre,
Et en fait les membres douloir,
Les membres a lui mal vouloir :
Pour ce, les membres se courroucent :
Forment contre le ventre groucent.
Salomon nous deffant sans flave
Que ne regardons au vin flave.
Par le vin, quant il est trop beu,
Sont les yeux troubles et esmeu :
Soutillant en souffosion,
En éclipsé de vision;
Mais le vin qui est atrempé,
Est de l’ame vie et santé.
Toutes fois ne devons destruire
Nostre corps : ce nous pourroit nuire;
Mais li donner sa sousteuance
Selon une ordcnée puissance :
Se ne faisiés a lui secours,
La mort y courroit les jours.
Guerre ne faciès a esgue :
Car tieux cuide ferir qui tue.
L’envieusement qu’en fait a autre
Revient a lui lancé sous fautre,
Qui de nuire se esforsoit.
Chascuns en son estât fors soit,
Ne fac’ dieu de son estomasth :
Car il auroit eschec et math.
St. Augustin nous le témoigné,
Qui ans Escriptures rnist grant poinc,
Que ce que un chascun plus aime
C’est son dieu que souvent reclaime.
S’aimes sur toutes riens ta gorge :
Ce sera ton dieu par saint George.
S’aimes sur toutes rien diners :
C’est ton dieu, tes plaisirs plainiers.
S’aimes sur toutes riens délit :
C’est ton dieu qui tout t’abellit.
S’aimes sur toutes riens avoir:
C’est le dieu que tu veuls avoir.
S’aimes sur toutes riens honneur :
C’est ton dieu, ton plaisir greigneur.
S’aimes outre tout vaine gloire :
Ce est ton dieu, c’est chose voire.
S’aimes sur toutes riens boudie :
C’est ton dieu qui te maine et guie.
S’aimes sur toutes riens biauté :
C’est dieu a qui fais fiauté.
S’aimes sur toutes riens bonté :
C’est dieu qui es cieux est monté.

Tiré du le livre Fables inédites des XIIè, XIIIè, XIVè siècles et Fables de la Fontaine, par A.C. M. Robert, 1825, p.171


Fable III

Notes

Tencerent ou tancèrent : querellèrent
Ataine : haine, envie
Quiers : cherches, de quoerere, chercher
Huy, yer et demain : aujourd’hui, hier et demain
Estuet : il faut
Chaudiau : boisson que l'on donne aux nouveaux mariés. La Fontaine a employé ce mot dans sa fable de L’Ivrogne et sa femme
Flave ou flabe : fable
Vin flave : vin jaunissant
Ordenée puissance : pouvoir bien réglé
Férir : frapper
Lancé sous fautre : lancé sous la robe, d’une manière cachée
Abelit : plaît, flatte
Chose voire : chose vraie
Boudie, ou bourdie, ou bordie : finesse, tromperie, conte, moquerie
Guie : guide


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